Pour Cédric Villani une croisade contre les Gafa dans l'IA serait stupide
A la tête d'une mission d'information sur l'intelligence artificielle, le député-mathématicien explique comment il espère construire une stratégie efficace.
Lavallière gris perle et araignée métallique épinglée sur sa veste de costume, le chef d'orchestre de la future stratégie de l'Etat français dans l'intelligence artificielle, Cédric Villani, s'installe dans son fauteuil à la conférence France is AI organisée le 5 octobre à Paris. Début septembre, le secrétaire d'Etat chargé du numérique, Mounir Mahjoubi, a donné au mathématicien carte blanche pour mener à bien une mission d'information sur l'IA, dont les conclusions seront rendues en janvier prochain. "Il m'a tout de même indiqué ce qu'il ne fallait surtout pas faire. J'ai notamment eu l'interdiction formelle de recommander à l'Etat de saupoudrer de l'argent public ici ou là", sourit le scientifique sur scène, sans préciser si l'enveloppe de 1,5 milliard d'euros promise par François Hollande en mars 2017 pour soutenir le secteur pendant 10 ans allait bien être distribuée.
"Pour que la France devienne un pays qui compte dans l'IA et que ces technologies ne bénéficient pas qu'aux happy few, il faut poser des jalons légaux"
Pour réussir sa mission, ce titulaire de la médaille Fields, l'équivalent du prix Nobel des mathématiques, veut abandonner les méthodes étatistes qui ont prévalu dans les grands plans industriels menés tout au long du 20e siècle. "Dans les années 60, l'administration avait encore du pouvoir. On pouvait créer une commission publique, la charger de distribuer un certain budget à différents acteurs de l'économie et espérer lancer la machine. Ce n'est plus le cas, en atteste l'échec du plan français pour le cloud souverain. Nous avons pourtant mis l'argent qu'il fallait sur la table et nous avions les compétences nécessaires…" constate-t-il. L'entreprise Cloudwatt a été créée en 2012, notamment grâce à des fonds publics issus du grand emprunt, pour porter cette offre tricolore de cloud souverain. Son rachat en 2015 par Orange a sonné le glas du projet.
Cédric Villani ne souhaite cependant pas que l'Etat abandonne le terrain au privé. "Pour que la France devienne un pays qui compte dans l'IA et que ces technologies ne bénéficient pas qu'aux happy few, il faut poser des jalons légaux", insiste le chercheur. La réglementation est un outil clef pour éviter les dérives potentielles de l'IA, qui pourrait par exemple permettre à des assureurs de proposer à leurs clients des tarifs différents en fonction de leur état de santé. "J'ai été très frappé par la lecture d'un livre américain qui s'intitule "Weapons of math destruction", qui explique comment l'intelligence artificielle peut potentiellement détruire la démocratie", indique ce nouveau venu de la politique, élu député En Marche ! dans la 5e circonscription de l'Essonne en juin 2017.
"Nous sommes encore nombreux, mes collègues et moi, à faire de la recherche dans le secteur public ici, alors qu'il nous suffirait de traverser l'Atlantique pour multiplier notre salaire par quatre"
Faut-il se battre pour éviter que les Gafa ne se saisissent des données personnelles des Français et ne les utilisent pour développer leurs solutions IA dont nous ne maîtrisons pas les objectifs ? "Non ! Se lancer dans une croisade contre les géants américains dans l'IA serait stupide et improductif. Il vaut mieux se placer dans une logique de collaboration."
L'autre ingrédient clef sur lequel la France devra jouer pour devenir une star de l'IA : "la recherche, qui est un de nos grands atouts, même s'il est vrai que nous ne formons pas suffisamment d'ingénieurs pour répondre à la demande du marché", poursuit Cédric Villani. "Surtout depuis que nombre d'entre eux quittent le pays pour aller aux Etats-Unis", se désole sur scène le conférencier Igor Caron, qui dirige la start-up LightOn. "C'est vrai que la question du financement de la R&D est un gros morceau, mais il ne faut pas exagérer le problème. Nous sommes encore nombreux, moi et mes collègues, à faire de la recherche dans le secteur public ici, alors qu'il nous suffirait de traverser l'Atlantique pour multiplier notre salaire par quatre", tempère le mathématicien. Reste à savoir comment ces lignes directrices vont s'incarner dans les recommandations concrètes que fera Cédric Villani au mois de janvier avec son équipe. Et comment elles se distingueront des conclusions du rapport France IA remis au mois de mars 2017, faute de quoi le remue-méninge du mathématicien aura été vain.