Pas d’intelligence artificielle en Europe sans plateformes souveraines
Il est inutile que l'Europe s'engage dans l'intelligence artificielle si elle n'a pas d'abord été capable de déployer ses propres plateformes numériques souveraines.
Pour bien comprendre le principal enjeu de l'Europe en matière de
numérique, le mieux, c'est d'employer une métaphore agricole. Dans le cadre de
notre activité quotidienne sur internet, les « champs » d’activité que nous
arpentons, que nous ensemençons et que nous cultivons ne nous appartiennent
pas. Les informations qui nous définissent cessent immédiatement de nous
appartenir au moment même où nous avons renseigné ces « champs ». Cela se
produit au moment où nous manifestons notre intérêt pour telle ou telle
information, ou lorsque nous nous livrons à telle ou telle transaction. La
récolte de nos données, les profits monumentaux qu’elles engendrent reviennent
à de puissantes plateformes extra-européennes.
Nous sommes ainsi devenus des métayers des Etats-Unis (GAFAM) et le seront bientôt de la Chine (BATX). Les « data » (les informations qui nous concernent et que nous cédons gratuitement) sont collectées sur des plateformes et nous y sont revendues sous forme de propositions de biens ou de services personnalisés. Nous y achetons en quelque sorte des pulls faits de notre propre laine. N’est-ce pas délicieusement ironique ?
Piqués au vif par l’orgueil intellectuel plus que par cette entrave manifeste à notre souveraineté numérique, nous nous sommes récemment mis en ordre de bataille. Mais nous nous sommes mis en tête de livrer bataille sur un terrain de jeu qui appartient à nos opposants. Un chroniqueur sportif dirait que nous ne jouons pas à domicile. Par une ironie qui semble échapper à beaucoup de monde, les points que nous marquons profitent à nos adversaires. C’est ainsi, l'issue du match pourrait bien, sans réaction de notre part, être connu d'avance.
Le père du « deep learning » est françaisPeu importe, à longueur d’antennes, dans toutes les tribunes, tous les salons, les colloques, il n’y en a aujourd’hui, pompeusement, que pour l’intelligence artificielle. Pourquoi pas ! En matière de recherche fondamentale sur l’IA, la France n’est-elle pas la meilleure ? Elle l’est incontestablement quand elle ne laisse pas fuir aux Etats-Unis ses plus brillants cerveaux. Yann Le Cun, dont le nom fleure bon la Bretagne, qui aurait imaginé qu’on puisse le laisser rejoindre la Californie de Facebook ? Il serait même, dit-on, le père du « deep learning » ! Notre capital intellectuel en prend un coup extrêmement dommageable. Qui ne voit que nous sommes là en pleine guerre économique ?
Oui, la France est la meilleure quand elle n'ouvre pas non plus l'enceinte de ses grandes écoles ou de ses bassins d’emploi à l'aide « philanthropique » de ses concurrents, quand elle n’en accepte pas les « formations gratuites » (sic) ou les dizaines de millions de dollars qui sont des cadeaux dont l’intention est douteuse. Depuis l’Iliade, le coup du Cheval de Troie fonctionne toujours aussi bien.
Pourtant, l’agitation de nos élites est perceptible. Nous avons été défiés. Alors nous sombrons dans le sentimentalisme un peu pompier de la « Start-up Nation ». Nous nous émerveillons de gadgets et de technologies qui ne vivront que ce que vivent les roses : l’espace d’un matin. La high tech a rendez-vous à la Station F, avec, figurez-vous, la bénédiction de Facebook, qui s’est d’ailleurs penché sur ses fonds baptismaux. Plus c’est gros, plus ça passe...
Hors des plateformes, point de salut technologiqueEt bien puisqu’il existe des lanceurs d’alertes dans à peu près tous les domaines, n’ayons donc pas peur d’en lancer une en la matière. L’étape primordiale de notre affranchissement technologique, c'est le déploiement urgent de plateformes numérique à l'échelon européen. Ces plateformes, il faut les imaginer comme un immense tissu technologique, une « surcouche » d'internet. Ces plateformes permettront toutes les formes de partages d'interactions administratives, sociales, économiques, culturelles. Ce seront des réseaux de réseaux, véritables miroirs mais aussi supports de l’organisation de la Cité. La « Smart City » ne reposera durablement que sur des plateformes liées à son propre territoire.
Sans plateformes, il est absolument vain de développer nous-mêmes de « techs », high ou non, qui seront de toute façon greffées ailleurs, sur d’autres plateformes que les nôtres.
L'implémentation de l'intelligence artificielle, qui repose sur la collecte de renseignements dans le but d’un meilleur service, ne sera loisible qu’à partir d’une population connectée au sein d’une même organisation complexe.
Des colonies extra-européennesTout investissement dans de nouvelles technologies hors d'une plateforme souveraine est vouée à servir nos concurrents. Or nous possédons les moyens de faire émerger des plateformes qui ne soient pas de pâles copies des autres. Et cette possibilité représente un enjeu de taille : déployer sur nos propres plateformes, et pourquoi pas sur celles des autres, nos propres technologies « vertueuses ». Barack Obama a un jour déclaré publiquement qu'internet appartenait aux Etats-Unis. Fût un temps où les Colons investissaient un territoire étranger. Aujourd’hui, le rapport est inversé. Ceux qui utilisent les plateformes non domestiques, dépendent « virtuellement » de colonies extra-européennes.
Nous ne croyons pas dans l'idée d'un village global numérique, même sous le haut et sympathique patronage d’Obama. Nous n’y croyons pas pour la bonne et simple raison que tous ses membres n'y seront pas logés à la même enseigne.
Notre chance, c’est d'avoir accumulé un certain retard. Voilà qui nous laisse les mains libres pour concevoir une plateforme en parfaite adéquation technologique et philosophique avec les besoins actuels de notre époque et de notre culture.
Google, Amazon et Facebook : biberonnés à la subvention publiqueDerrière le projet de plateformes européennes souveraines, se trouve d’abord l'idée d'une politique conforme aux idéaux du Vieux Continent et des Pères fondateurs de l’Union européenne. C’est pourquoi nous voulons que l’Europe reprenne le contrôle de son destin numérique. Elle a notamment une belle carte à jouer sur la vision, en devenant la championne de la neutralité du net, récemment sacrifiée par les Etats-Unis.
Personne ne doit être dupe des rappels à l’ordre libéral en provenance de Washington. Les Google, Amazon et Facebook ont été biberonnés à la subvention publique, parce que le gouvernement américain a, lui, bien compris que les plateformes constituaient le préalable à toute domination économique. Il appartient donc aujourd’hui aux autorités européennes de muscler celles de leurs entreprises existantes afin de recouvrer au plus vite notre souveraineté numérique. Sur nos propres plateformes, nous pourrons cultiver nos technologies et en tirer profit. Enfin, qui sait, peut-être y damerons-nous le pion, demain, à nos challengers d’hier ?