Thierry Coulhon (Institut polytechnique de Paris) "L'Institut Polytechnique de Paris compte tripler le nombre de ses diplômés de haut niveau et doctorants en IA"

Thierry Coulhon est président de l'Institut polytechnique de Paris, qui réunit l'Ecole polytechnique, l'ENSTA Paris, l'Ecole nationale des ponts et chaussées (ENPC), l'ENSAE Paris, Télécom Paris et Télécom SudParis. Il détaille sa stratégie pour maintenir l'excellence française dans l'IA.

Thierry Coulhon est président d'IP Paris. © JEREMY_BARANDE

JDN. Vous dirigez l'Institut Polytechnique de Paris, qui regroupe six des écoles d'ingénieurs les plus prestigieuses d'Europe dans le domaine de l'IA. Vos diplômés sont recrutés par les meilleurs laboratoires d'IA au monde, d'OpenAI à DeepMind, en passant par Meta et Mistral AI. Comment expliquez-vous ces résultats ?

Thierry Coulhon. Ce succès s'explique en grande partie par l'orientation historique de nos écoles, particulièrement leur excellence en mathématiques, en statistiques et en sciences des données. Notre réussite repose sur deux aspects principaux. D'abord, sur le plan de la recherche, nous avons su structurer efficacement nos équipes en intelligence artificielle. Bien que relativement peu nombreuses, elles sont d'une qualité exceptionnelle. Notre partenariat avec HEC s'est également révélé très pertinent : ils apportent leur expertise en économie et leur vision sociétale, tandis que nous fournissons les fondements scientifiques.

Plus fondamentalement, la formation dispensée dans nos écoles (Polytechnique, ENSAE, Télécom et les autres) se caractérise par une solide base en mathématiques et en statistiques. Notre approche pédagogique privilégie l'acquisition d'outils conceptuels plutôt que l'accumulation de connaissances, permettant ainsi à nos diplômés de s'adapter facilement aux évolutions technologiques. Notre approche s'avère particulièrement payante dans le contexte actuel, où l'IA représente une technologie disruptive qui transforme le travail, la démocratie et l'économie. Ses fondements étant essentiellement mathématiques et informatiques, nous bénéficions d'une évolution du monde qui correspond parfaitement à notre expertise.

Comment avez-vous adapté vos formations pour rester à la pointe de l'intelligence artificielle ? Comment révisez-vous vos programmes de formation pour vous adapter au marché ?

Notre force principale réside dans le fait que nos enseignements sont dispensés par des chercheurs actifs. Par nature, ces derniers doivent rester à la pointe de leur domaine pour maintenir leur compétitivité dans la recherche. Ils sont donc constamment au fait des dernières avancées et en contact direct avec les étudiants. De plus, compte tenu du niveau d'excellence de nos étudiants, l'adaptation constante fait partie intégrante de notre ADN. Certes, avec l'IA, le monde entier doit se réinventer à une vitesse vertigineuse, mais l'adaptation aux évolutions scientifiques, qu'il s'agisse des lasers, des biotechnologies ou de l'IA, est précisément notre savoir-faire. Quant à notre connexion avec le marché, elle est naturelle : nos alumni sont présents aussi bien dans les entreprises du CAC 40 que dans les start-up.

Concernant spécifiquement l'IA, nos objectifs sont clairs : tripler le nombre de nos diplômés de haut niveau et doctorants, et décupler nos effectifs au niveau bachelor. Pour ce dernier objectif, nous avons établi un partenariat avec l'Université de Technologie de Troyes. Je précise que cette multiplication par dix est réalisable car nous partons d'effectifs relativement modestes - il est naturellement plus aisé de décupler les effectifs en bachelor que de tripler ceux des cycles supérieurs.

Le phénomène de "brain drain" continue néanmoins de toucher l'Europe de plein fouet, et plus particulièrement la France. Comment pouvons-nous retenir nos talents sur le Vieux continent ?

Je ne pense pas qu'il faille chercher à tout prix à retenir nos talents. Il est au contraire bénéfique qu'ils aillent découvrir d'autres horizons, particulièrement là où l'innovation se produit. Mais deux points sont à souligner : premièrement, l'innovation se fait aussi ici, c'est une évolution notable de ces cinq dernières années. Deuxièmement, l'important n'est pas tant d'empêcher les départs que d'assurer une circulation des talents. Les parcours à l'international ne doivent pas être des voies sans retour.

Les investisseurs français et européens sont-ils suffisamment engagés pour financer des entreprises deep tech en IA et concurrencer les acteurs américains et chinois ?

C'est un sujet que nous suivons de près. En effet, nous avons besoin d'investisseurs pour soutenir la croissance de nos start-up au-delà de la phase d'incubation, quand des tickets plus importants deviennent nécessaires. La situation mérite notre attention, mais elle n'est pas désespérée. Je constate des initiatives encourageantes, comme le fonds Jolt Capital ou l'initiative Tibi (sept milliards d'euros de fonds privés, ndlr). Les fonds mobilisés par l'initiative Tibi sont particulièrement remarquables.

La question de l'échelle pertinente se pose néanmoins. L'Europe pourrait être la bonne réponse. D'ailleurs, nous avons déjà tissé une alliance européenne solide avec des institutions prestigieuses : la TUM (Université technique de Munich, ndlr), la DTU (Université technique du Danemark, ndlr), l'Université d'Eindhoven, l'EPFL et le Technion (Institut de technologie d'Israël, ndlr). Cette collaboration pourrait s'étendre au domaine du financement pour générer un deal flow suffisant. Il existe également des institutions européennes prometteuses, comme l'EIC (European innovation council, ndlr). Nous sommes peut-être à un moment charnière, comme dans beaucoup d'autres domaines.

La France et l'Europe n'ont donc pas perdu la course à l'IA ?

Non, nous ne sommes peut-être pas en tête du peloton, mais nous sommes définitivement dans la course. Il y a certes un groupe d'échappés, mais rien n'est joué. Nous avons toutes nos chances dans cette compétition.