Intelligence artificielle: vers une transparence renforcée des modèles d'IA en Europe

L'Europe impose aux géants de l'IA de dévoiler leurs secrets d'entraînement : entre protection des créateurs et innovation, découvrez comment la nouvelle réglementation européenne redessine les règles.

Une régulation nécessaire pour un développement éthique

Le Règlement européen sur l'intelligence artificielle (RIA), adopté en juin 2024, marque une étape décisive dans l'encadrement juridique des technologies d'IA en Europe. Alexandra Bensamoun, chargée par la ministre de la Culture Rachida Dati d'une mission sur la mise en œuvre de ce règlement, a récemment présenté son rapport qui se concentre particulièrement sur les obligations de transparence imposées aux fournisseurs d'IA.

Des enjeux culturels et juridiques majeurs

L'interview d'Alexandra Bensamoun dans La Semaine Juridique met en lumière une problématique fondamentale: le développement des modèles d'IA nécessite des données massives pour l'apprentissage, parmi lesquelles figurent des contenus protégés par le droit d'auteur et les droits voisins, souvent utilisés sans autorisation ni rémunération.

Cette situation fragilise l'ensemble des secteurs culturels et soulève des questions existentielles pour les créateurs. Le rapport s'inscrit dans le prolongement des réflexions menées au sein de la Commission interministérielle de l'IA, qui réaffirme que l'utilisation de contenus protégés pour l'entraînement des modèles ne peut se faire que "dans le respect des droits de propriété intellectuelle".

Les obligations imposées aux fournisseurs d'IA

L'article 53 du RIA impose deux obligations principales aux fournisseurs de modèles d'IA à usage général:

  1. Mettre en place une politique visant à se conformer à la législation européenne en matière de droit d'auteur et de droits voisins (§1, c)
  2. Élaborer et mettre à la disposition du public un "résumé suffisamment détaillé du contenu utilisé pour entraîner le modèle" (§1, d)

Ces obligations s'appliquent à tous les modèles, qu'ils soient publiés dans le cadre d'une licence libre ou non, et qu'ils présentent ou non un risque systémique.

La portée du "résumé suffisamment détaillé"

Alexandra Bensamoun souligne que le résumé requis ne peut se limiter à une simple liste des principales sources de données. Une lecture finaliste de l'article 53 indique que le résumé doit être "suffisamment détaillé" pour permettre aux titulaires de droits d'exercer et de faire respecter leurs droits.

En d'autres termes, le résumé doit être "complet en termes de contenu" mais pas nécessairement sur les techniques utilisées. Comme l'explique Bensamoun avec une métaphore éloquente: "La non-complétude évocatrice du terme 'résumé' vise donc la recette et non les ingrédients!"

Le secret des affaires: une limite relative

Si certains acteurs invoquent le secret des affaires pour limiter la portée de cette obligation de transparence, le rapport rappelle que cette protection a des limites:

  • L'article L. 151-7 du Code de commerce dispose que le secret des affaires ne peut être opposé aux autorités juridictionnelles et administratives
  • Dans l'affaire "Dun & Bradstreet Austria GmbH" (C-203/22), l'avocat général a considéré que le secret des affaires ne pouvait écarter le droit qu'un individu tire du RGPD de comprendre comment une décision qui l'affecte est prise
  • La directive relative au secret des affaires envisage l'hypothèse d'une règle de l'Union qui exigerait la révélation d'informations au public pour des motifs d'intérêt public

Transparence et innovation: une fausse opposition

Alexandra Bensamoun conteste l'idée selon laquelle la transparence constituerait un frein à l'innovation. Elle rappelle que le RIA poursuit une démarche fondée sur la construction du marché intérieur (TFUE, art. 114), tout en garantissant un niveau élevé de protection des droits fondamentaux.

La régulation permet de sécuriser le développement du marché et d'éviter la multiplication des contentieux. Comme le souligne Bensamoun, "l'incertitude juridique ne peut que conduire [...] à la multiplication des contentieux ou à des transactions défavorables au développement du marché."

Vers un marché équitable pour la rémunération des contenus

Le rapport souligne la convergence des besoins entre les acteurs:

  • Les développeurs d'IA ont besoin de données de qualité (comme les contenus culturels) pour améliorer les performances de leurs modèles
  • Les titulaires de droits revendiquent le respect de leur monopole face à un risque existentiel

La création d'un marché éthique et compétitif, respectueux de la chaîne de valeur, apparaît comme une solution bénéfique pour toutes les parties. Quelques contrats de licence ont déjà été conclus, et un soutien politique à l'ouverture d'un dialogue entre les acteurs pourrait constituer une avancée significative.

Conclusion

Le rapport Bensamoun propose une vision équilibrée de la régulation de l'IA, où transparence et innovation se renforcent mutuellement pour créer un "modèle européen" de développement technologique. En clarifiant les obligations de transparence imposées aux fournisseurs d'IA, ce rapport contribue à poser les bases d'une économie numérique respectueuse des droits des créateurs tout en favorisant l'innovation technologique.