L'Europe est-elle condamnée à rester spectatrice dans la bataille que se livrent les États-Unis et la Chine sur l'IA ?

Dans la course à l'IA, l'Europe semble parfois reléguée au second plan face à la bipolarité incarnée par les États-Unis et la Chine qui monopolisent l'attention médiatique depuis plusieurs mois.

Quand Washington annonce son plan "Stargate" de 500 milliards de dollars d’investissement dans la puissance de calcul, Pékin riposte avec des innovations comme DeepSeek, capable de performances comparables aux meilleurs avec, semble-t-il, une consommation d’énergie bien moindre… Et dans la foulée la tête de proue de l’Oncle Sam surenchérie en sortant son modèle o3 mini puis la fonctionnalité deep search et bien d’autres annonces depuis quelques semaines. Entre temps, heureusement que le sommet pour l’action pour l’IA à Paris a remis l’Europe et le France sous les projecteurs quelques jours. Mais face à cette bipolarité technologique, l'Europe peut-elle dépasser son apparente position de spectatrice pour s'imposer comme acteur déterminant ?

  • La bipolarité technologique et la marginalisation européenne

D’un point de vue extérieur, le paysage de l'IA se caractérise donc par une avalanche d’innovation entre deux superpuissances Chinoise et Américaine. L'écosystème américain, porté par les GAFAM, mobilise des investissements colossaux - Microsoft annonçant à lui seul 80 milliards de dollars pour ses infrastructures cloud dédiées à l'IA, Google qui a déjà investie 32 milliards en 2023 en annonce 75 M en 2025, AWS, 86 et Meta confirme son accélération sur l’IA. Dans le même temps, l'administration Trump amplifie cette dynamique avec son initiative "Stargate", réaffirmant la volonté du pays à conserver son leadership technologique.

Parallèlement, la Chine poursuit méthodiquement son objectif annoncé de devenir leader mondial d'ici 2030.

Le gouvernement Chinois pousse le développant de son écosystème en subventionnant massivement les recherches et en combinant leurs efforts avec les grands groupes (Baidu, Alibaba, Tencent) et startups innovantes.

L'émergence de DeepSeek illustre cette montée en puissance, démontrant qu'il est possible d'obtenir des performances comparables aux modèles américains avec significativement moins de ressources, même si tout n’est peut-être pas vrai dans les annonces de baisse de consommation, preuve est faite que la Chine peut être innovante et même plus créative que son rival avec moins de moyen.

Il ne pas oublier que pendant des années, les entreprises technologiques chinoises ont été les pionnières des applications d’intelligence artificielle utilisées dans la vision par ordinateur, comme la reconnaissance faciale. Cela fait bien longtemps que la Chine a parié et s’est positionnée sur l’extraction de certains matériaux et terres rares indispensables aux nouvelles technologies (batterie, puces, …)

Dans cette confrontation, l'Europe semble occuper la 3ième marche du podium, dans tous les cas d’un point de vue considération de ses rivaux. Aucun acteur européen ne dispose actuellement des capacités pour rivaliser avec les leaders américains ou chinois en termes d'infrastructures. Les startups européennes les plus prometteuses opèrent avec des moyens considérablement inférieurs à leurs homologues internationaux. Certes les annonces d’investissement de la France et l’Europe lors du sommet pour l’action de l’IA montrent une volonté de rattrapé le retard mais cela sera-t-il suffisant si l’on ne règle pas d’autre problèmes avant ?

  • Les handicaps structurels européens

Plusieurs facteurs structurels expliquent ce retard du Vieux Continent. Tout d'abord, un déficit chronique d'investissement : l'Europe consacre bien moins de ressources au développement de l'IA que les États-Unis et la Chine. Le capital-risque européen, traditionnellement plus conservateur, hésite à financer des projets technologiques. De plus, l’épargne privée est peu investie dans ce domaine, contrairement aux États-Unis, ce qui creuse encore l'écart en termes de liquidités disponibles.

Je pense également que la fragmentation du marché européen constitue probablement le deuxième handicap majeur. Malgré l'ambition de créer un espace numérique unifié, les initiatives restent trop locales. De plus, la diversité linguistique segmente naturellement le marché, et certains acteurs privilégient sans doute trop leurs intérêts individuels.

En l'absence d'une véritable harmonisation, il devient difficile d'atteindre la masse critique nécessaire pour concurrencer les plateformes américaines ou chinoises. L'Europe me semble également exposée à des dépendances technologiques risquée, par exemple sur les semi-conducteurs (GPU NVIDIA) essentiels à l'entraînement des grands modèles d'IA. Cette vulnérabilité stratégique expose le continent aux aléas géopolitiques qui pourraient compromettre l'accès à ces composants fondamentaux.

J’exagère peut-être dans mon analyse, car il y a un sujet sur lequel l'Union européenne s'est positionnée comme pionnière mondiale… Celui de la régulation !

En matière d’IA, nous avons inventé l'AI Act, premier cadre législatif qui incarne parfaitement l'approche européenne consistant à "réguler pour innover en confiance", établissant des exigences précises pour les systèmes d'IA à haut risque.

Je suis en partie d’accord avec ce texte, il faut certainement cadrer l’usage de l’IA en particulier l’IA générative avec laquelle il est devient encore plus facile de créer du contenu faux et trompeur.

Pourtant je me pose des questions, est ce que cette fascination constante pour la régulation et la réglementation qu’a l’Europe ne risque pas de faire peur, de freiner l’innovation, de pénaliser les entreprises européennes face à des concurrents évoluant dans des environnements moins contraignants ?

Cette préoccupation a trouvé un écho lors du Sommet pour l'Action pour l’IA, où Emmanuel Macron a annoncé vouloir "simplifier" les processus administratifs pour les projets stratégiques.

Et même avec cette volonté de simplification au travers de cet accord pour une IA ouverte, inclusive et éthique entériné par plusieurs pays (France, Inde, Union européenne, Commission de l'Union africaine, Chine), les États-Unis et le Royaume-Uni ne l’ont pas signé. Le vice-président américain, J.D. Vance y voit une "régulation excessive" de l'IA en Europe.

Les États-Unis favorisent un environnement réglementaire qui permet l'expérimentation.

Alors encadrons mais n’entravons pas !

Concernant les investissements, l'Europe a fait quelques annonces lors du sommet de l’IA, mais est-ce suffisant ? La Commission européenne a présenté un plan de 200 milliards d'euros pour développer une "IA de confiance", dont 150 milliards mobilisés auprès du secteur privé.

La France a parallèlement annoncé 109 milliards d'euros pour accélérer l’innovation & garantir la souveraineté principalement de fonds privés dont une partie une partie validée en mai lors de Choose France. Malheureusement, ces engagements demeurent inférieurs aux montants mobilisés par les homologues américains et chinois.

  • Les atouts sous-estimés de l'Europe

Malgré tous ces défis et difficultés structurelles, l'Europe dispose d'avantages stratégiques qui pourraient lui permettre de revenir dans la course à l’IA.

 Tous d’abord, une excellence scientifique !

Avec des centres de recherche d'envergure mondiale et un vivier exceptionnel de spécialistes en mathématiques et en IA depuis des décennies, l’Europe et la France en particulier ont la matière première : l’intelligence et une vision technologique.

L'enjeu réside dans leur rétention au sein de l'écosystème européen.

 La forte implication européenne dans l'écosystème open-source représente également un atout significatif.

Des organisations comme Hugging Face et des initiatives comme OpenGPT-X permettent aux chercheurs européens de participer à des collaborations mondiales sans disposer des ressources des géants technologiques.

 La président Français avait même mis en avant un dernier avantage : la forte capacité de production d’une énergie décarbonée en France pour permettre l’entrainement des modèles d’IA. Sur ce point, je serai plus circonspect, car la production des 1GW supplémentaires nécessaires au fonctionnement des datacenters annoncés par le président lors du sommet ne sont pas possible avec de l’énergie verte ou renouvelable intermittente. Il faudra donc plus de tranches de centrales nucléaires ou avancer rapidement sur la construction de petits réacteur type SMR. Mais il est vrai que nous avons de quoi allier IA et prise en compte de l’impact environnemental avec la production d’énergie la plus propre d’Europe.

Et il y a un sujet sur lequel tout pourrait basculer et sur lequel nous sommes bien positionné en France : le Quantique !

Le Quantic Computing pourrait révolutionner l’IA de demain en permettant des calculs encore plus rapides embarquant dans son sillage des promesses colossales sur les capacités des modèles futurs.

Enfin, sur l'échiquier géopolitique, l'Europe peut également exploiter sa position intermédiaire. Etant en relation avec Washington comme avec Pékin, elle peut potentiellement jouer un rôle de médiateur et d'architecte de normes internationales.

Le fait également de s’être allier à l’Inde lors du sommet, un pays plus proche que nous de la Chine, me semble être une bonne idée. Cela permet probablement de peser plus lourd à l’échelle mondiale. 

  • Perspectives stratégiques pour l'Europe

Je pense donc que l'Europe n'est pas condamnée à un rôle secondaire dans la révolution de l'IA. Mais pour rattraper son retard, elle doit agir vite avec quelques orientations prioritaires :

  1. Intensifier massivement les investissements dans la recherche fondamentale et l'innovation en soutenant les startups et PME innovantes dans l’IA, la robotique et le quantique
  2. Renforcer la transversalité numérique et technologique européenne, en établissant un véritable marché unique des données et des espaces de calcul, ainsi qu’en facilitant la mobilité des compétences.
  3. Rassurer en promouvant une IA éthique et responsable, en s'appuyant sur l'AI Act mais en veillant à l'équilibre entre protection et innovation.
  4. Élaborer une stratégie industrielle ciblée, en concentrant les ressources sur des secteurs où l'Europe dispose déjà d'avantages compétitifs.
  5. Investir dans le développement des compétences et dans l’éducation sur l’IA pour garantir que la main-d'œuvre européenne maîtrise ces technologies.
  6. Promouvoir une IA énergétiquement efficiente, en développant une approche d'IA frugale comme différenciateur stratégique.
  • Conclusion : Une troisième voix / voie est possible

L'Europe se trouve à un moment décisif dans la compétition mondiale pour la maîtrise de l'IA. Face à l'affrontement des 2 géants que sont les États-Unis et la Chine, elle doit définir sa propre trajectoire, en conjuguant cadre réglementaire intelligent, investissements massifs et coopération transverse. Le risque d'un retard irrattrapable est réel, mais l'histoire des révolutions technologiques démontre que les positions dominantes ne sont jamais définitivement acquises. Les Russes étaient les premiers à lancer un satellite et à envoyer un homme dans l’espace mais ils n’ont pas marché sur la Lune ! 

En capitalisant sur ses atouts uniques et en surmontant ses faiblesses structurelles, en dépassant les logiques nationales et en mobilisant les investissements nécessaires l'Europe peut encore être un pôle d'influence mondial dans l'écosystème de l'IA.

Les prochains mois détermineront si le continent européen peut relever ce défi technologique majeur ou si nous seront contraint d'observer une IA bipolaire sino-américaine et d’accepter une dépendance technologique qui nous anéantirait économiquement.