Nvidia coincé dans les griffes de Pékin et Washington
Sur le papier, tout va pour le mieux chez Nvidia. Le 26 février, l'entreprise a publié d'excellents résultats trimestriels, battant les attentes de Wall Street. Les ventes du spécialiste des cartes graphiques ont cru de 78% d'une année sur l'autre, tandis que ses profits s'établissent à 74,3 milliards de dollars, en hausse de 130% sur un an. Malgré les efforts de concurrents comme AMD pour rattraper leur retard et proposer des puces capables de rivaliser avec celles de Nvidia pour l'entraînement des modèles d'IA de pointe, le spécialiste des cartes graphiques dispose toujours d'une solide avance, fruit à la fois de son excellence technologique et de la solidité de son écosystème, qui permet aux développeurs d'adopter rapidement ses GPUs au service de nombreux cas d'usage différents.
Comment, dès lors, expliquer les difficultés que connaît l'entreprise en bourse ? Au moment de l'écriture de ces lignes, le titre se vendait à 114 dollars, contre 140 dollars mi-février. L'action de Nvidia a d'abord chuté fin janvier, après les spectaculaires révélations de la jeune pousse chinoise DeepSeek, qui a rebattu les cartes dans le domaine de l'IA et laissé planer le doute sur la nécessité de cartes graphiques toujours plus puissantes. Mais l'action de l'entreprise a ensuite rebondi, les dépenses dans les infrastructures d'IA continuant d'accélérer malgré DeepSeek. L'action de Nvidia a finalement connu une nouvelle chute à partir de fin février, effaçant tous les gains du rebond post-DeepSeek.
Les Etats-Unis déterminés contre la Chine
Davantage qu'aux avancées de la jeune pousse chinoise, c'est à la réaction anticipée de l'administration Trump à celle-ci que sont dus les récents déboires de Nvidia à Wall Street. Malgré son incontestable succès, l'entreprise occupe une position peu enviable, prise en étau entre la concurrence chinoise d'un côté et les politiques américaines visant à étouffer cette concurrence de l'autre.
Les Etats-Unis craignent depuis plusieurs années que la Chine, qui investit des milliards de dollars dans l'IA, ne vienne contester sa domination sur cette technologie. Washington a pour cette raison mis en place plusieurs vagues de restriction visant à priver l'accès des entreprises chinoises au meilleur de la technologie américaine, afin de freiner leur avancée. L'administration Biden a ouvert le feu fin 2022, avec de premières mesures limitant fortement l'exportation des puces d'IA les plus avancées vers la Chine, ainsi que celle des équipements nécessaires à leur fabrication. Ces mesures ont ensuite progressivement été étendues dans le but de neutraliser les moyens adoptés par la Chine pour contourner les sanctions, comme le fait de s'appuyer sur un réseau de fournisseurs de l'ombre ou d'importer des puces légèrement moins avancées, mais suffisantes pour entraîner des algorithmes d'IA.
L'administration Biden est parvenue à convaincre plusieurs pays alliés de se joindre aux sanctions, dont les Pays-Bas, qui abritent la pépite ASML, seule société au monde à commercialiser les machines de photolithographie nécessaire pour produire des microprocesseurs de pointe. Ou encore le Japon, qui compte plusieurs entreprises clefs dans la chaîne de valeur des semi-conducteurs, comme Sony (puces d'IA), Advantest (test des puces) et Lasertech (contrôle qualité). Juste avant de quitter le pouvoir, Joe Biden a tiré une ultime salve, visant à réduire encore davantage les options de la Chine.
La Chine est-elle importante pour Nvidia ?
Mais la Chine continue de faire preuve d'une impressionnante capacité d'adaptation pour contourner les sanctions. Les autorités américaines soupçonnent ainsi DeepSeek d'avoir illégalement importé des puces Nvidia tombant sous le coup des sanctions pour entraîner son modèle. Une enquête du Wall Street Journal parue dimanche 2 mars démontre par ailleurs que les entreprises chinoises s'appuient sur une nébuleuse de petites sociétés basées dans les pays voisins pour importer des puces Blackwell, la dernière génération de Nvidia, pourtant sous le coup des sanctions. Singapour servirait notamment de tremplin pour faire entrer discrètement des puces Nvidia. Trois personnes viennent d'être mises en prison par la cité-Etat. Elles sont suspectées d'avoir aidé à enfreindre les sanctions américaines.
Il y a donc fort à parier pour que Donald Trump, partisan d'une ligne dure vis-à-vis de la Chine et déjà à l'origine d'une nouvelle vague de tarifs douaniers contre l'empire du Milieu, cherche à réagir en renforçant à son tour les restrictions, ce qui pourrait limiter encore l'accès de Nvidia à l'immense marché chinois. Or, les mesures en place commencent déjà à avoir un impact sur la croissance de l'entreprise californienne. Suite à la publication des derniers résultats trimestriels de sa société, Jensen Huang a confié que la Chine occupait une place deux fois plus importante dans son chiffre d'affaires avant la mise en place des premières mesures de rétorsion par rapport à aujourd'hui : 20/25% à l'époque contre 10/12% désormais.
Nvidia a pendant un temps été confrontée à une telle demande que la baisse des exportations vers la Chine pouvait être compensée par d'autres marchés. Mais c'est de moins en moins le cas, selon Dylan Patel, analyste chez SemiAnalysis, un cabinet spécialisé dans la recherche sur les puces. "Toute la question est de savoir si la demande occidentale peut compenser la fermeture du marché chinois, et il semble que la réponse soit non, comme le prouve la baisse du prix du processeur H100. Si Nvidia ne cesse d'augmenter ses objectifs de production des puces H20 et B20 (dont la vente est autorisée sur le marché chinois, ndlr), ces produits offrent une marge plus faible que les puces H200 et B200, sous le coup des régulations."
L'importance du marché chinois pour Nvidia ne doit pas pour autant être exagérée, selon Antoine Chkaiban, analyste chez NewStreetResearch, un cabinet d'intelligence de marché. "La division data centers de Nvidia réalise actuellement 15% de croissance par trimestre : même à supposer que Chine disparaisse complètement de ses radars, il suffirait donc de trois mois pour que ce soit compensé. Les dépenses des hyperscalers et la capacité de ces derniers à développer leurs propres puces constituent de plus gros enjeux stratégiques pour l'entreprise."
Quelle réponse de la part de Trump ?
Côté chinois, Nvidia fait en outre face à une concurrence croissante de la part de Huawei. Si les puces de cette dernière demeurent d'une technologie inférieure à celles de Nvidia, elle progresse rapidement et bénéficie d'un important soutien de Pékin qui incite les entreprises chinoises à s'approvisionner auprès de Huawei pour limiter la dépendance à Nvidia et les pressions que le gouvernement américain peut exercer en vertu de celle-ci.
Les dernières mesures de rétorsion adoptées à la fin du mandat de Joe Biden étant déjà conséquentes, les options de Trump pour une nouvelle batterie de sanctions sont toutefois relativement limitées. Le président américain pourrait interdire à Nvidia d'exporter ses puces moins puissantes vers la Chine. Alibaba, Tencent et ByteDance semblent déjà avoir anticipé une telle décision, ayant largement augmenté leurs commandes de puces H20 récemment.
Une autre option reviendrait à accentuer la pression sur Nvidia pour qu'ils contrôlent davantage qui sont les utilisateurs finaux de leurs puces. "On parle de systèmes connectés à l'Internet. De même qu'il est possible de localiser un smartphone connecté au réseau, il doit être possible pour Nvidia de voir qui se sert vraiment de ses puces. La société tient pour l'heure à respecter l'anonymat de ses clients, mais les autorités américaines pourraient lui mettre la pression pour qu'elle les assiste davantage à cet égard", spécule Antoine Chkaiban.