Automatiser sans sacrifier la relève : le pari stratégique de l'intelligence artificielle

L'IA automatise les tâches d'entrée de carrière, et modifie profondément les trajectoires de montée en compétences. Un changement qui appelle une réponse forte de la part de l'enseignement supérieur.

Les articles listant les métiers menacés par l’IA se multiplient. Tout comme ceux qui, en miroir, vantent ses promesses de productivité. Mais un angle mort demeure : la place des juniors dans cette nouvelle organisation du travail. Ceux qui, hier encore, apprenaient par l’expérience directe, se retrouvent aujourd’hui écartés des missions de base, justement celles que l’intelligence artificielle exécute désormais plus rapidement, plus proprement.

Dans le secteur financier, par exemple, l’automatisation est déjà bien ancrée. Les Big Fours ont lancé leurs propres plateformes d’IA agentique. Deloitte et EY misent sur des systèmes capables de collecter, raisonner, exécuter et recommander, autant de fonctions autrefois confiées à des analystes juniors. En France, le Crédit Agricole expérimente CA Generative Search. La Société Générale intègre l’IA dans sa gestion des risques. À l’international, Bloomberg, le NYSE et Amazon Bedrock redéfinissent les standards de la performance en temps réel.

Un monde de cols blancs sans juniors est-il en train de naître ?

Dans de nombreuses entreprises, la réponse est oui, ou du moins, la tendance s’installe. Deux tiers des analystes juniors de Wall Street pourraient être remplacés par l’IA. Pourquoi recruter un débutant, quand un senior outillé peut produire plus vite et sans erreur ? L’argument économique est redoutable.

Mais à y regarder de plus près, cette logique cache un paradoxe. De nombreux professionnels reconnaissent aujourd’hui que les tâches “répétitives” accomplies en début de carrière ont été formatrices. Elles forgent des réflexes, développent une rigueur, et surtout permettent d’apprendre les codes implicites du métier.

Ce n’est pas uniquement un enjeu technologique. C’est un défi stratégique, pédagogique… et sociétal. La question dépasse les entreprises. Elle concerne aussi les institutions de formation, encore mal préparées à offrir des alternatives concrètes et efficaces. Les débats se concentrent souvent sur les usages et l’authenticité des travaux. Trop souvent, les discussions se réduisent à un jeu du chat et de la souris : d’un côté, des outils pour détecter les contenus générés par IA ; de l’autre, des étudiants qui les contournent.

Pourtant, l’enjeu est ailleurs : Comment former à l’ère de l’intelligence artificielle sans renoncer à l’apprentissage par la pratique ? Comment maintenir une montée en compétences progressive, tout en tirant parti des outils numériques avancés ?

Former à l’ère de l’IA : réinventer les parcours de montée en compétences

Il ne s’agit pas seulement de développer l’agilité ou l’esprit critique. Ce qui manque aujourd’hui, c’est un espace où les juniors peuvent interroger les règles du jeu, prendre des décisions en conditions réelles, et comprendre ce qu’ils apportent vraiment. Dans un monde où les tâches d’exécution sont prises en charge par des outils, les nouveaux professionnels doivent apprendre à interpréter, arbitrer, assumer des choix.

Cela suppose des situations d’apprentissage plus exigeantes : données réelles, outils professionnels, scénarios à plusieurs dimensions (économiques, climatiques, réglementaires..). Le contexte ne vient pas après l’apprentissage. Il en fait partie. Il ne s’agit pas de juxtaposer des briques technologiques et des blocs de savoir, mais plutôt de repenser les articulations entre outils avancés, réalités opérationnelles et enjeux systémiques. Ce n’est pas la technologie qui fait la transformation, c’est la manière dont elle est intégrée à des parcours qui fait sens.

Déployer une éducation de pointe exige de concevoir des situations où les étudiants travaillent sur des cas réels, interrogent leurs marges de manœuvre, explorent les tensions entre efficacité, impact et faisabilité. Chaque séquence devient une situation à résoudre, construite à partir de dilemmes professionnels bien identifiés.

Bien intégrée, l’IA devient un levier stratégique

Le progrès technologique n’a jamais été incompatible avec la transmission. Il agit comme un catalyseur, accélérant les mutations pédagogiques, obligeant à clarifier ce que l’on transmet et pourquoi on le transmet. Dans cet univers, l’expertise des professeurs est plus que jamais essentielle. C’est leur capacité d’adaptation, leur discernement, leur exigence et leur sens de l’accompagnement qui donnent sa direction à l’innovation. L’IA devient leur super pouvoir pour former une relève lucide, construite et capable d’agir.