Le mirage de la productivité : quand l'activité masque l'impact
Un paradoxe persiste pour les entreprises: plus nous multiplions les tâches, moins nous créons de valeur. À l'ère de l'IA, la productivité ne peut plus se résumer à l'intensité de l'activité.
Ouvrir dix onglets à la fois, répondre à des messages pendant une réunion, gérer une avalanche de micro-tâches dans l’urgence, c’est devenu le quotidien de beaucoup d’actifs. Une forme de travail fragmenté, épuisant — mais valorisé, car il donne l’illusion d’être productif. Sauf que cette activité constante masque souvent l’essentiel, l’absence de temps pour bien faire son travail.
Une étude réalisée en mai 2025 auprès de plus de 1 000 actifs vient mettre des chiffres sur ce paradoxe. Moins d’un salarié sur deux (46 %) estime avoir suffisamment de temps pour un travail créatif ou stratégique. Et 22 % consacrent entre 6 et 10 heures chaque semaine à des tâches administratives ou répétitives : e-mails, plannings, formats, reporting. Des heures envolées, souvent sans impact, rarement valorisées.
Le faux confort de l’agitation permanente
Ce que révèle l’étude, c’est surtout un écart croissant entre ce que les salariés font… et ce qu’ils voudraient faire. Près de 40 % déclarent que le mentorat, l’apprentissage ou le feedback sont les principaux moteurs de leur sentiment de productivité. Mais ces activités pourtant clés — sources de transmission, d’amélioration continue, de coopération — sont systématiquement reléguées au second plan, derrière des urgences plus visibles.
Un tiers des salariés disent se sentir moins créatifs qu’avant. Et 43 % passent moins de 5 heures par semaine en réunion stratégique ou de prise de décision. Le cœur du travail — penser, décider, innover — se rétrécit. Ce n’est plus un symptôme isolé, mais une tendance de fond.
Le plus frappant, c’est que cette course à l’activité n’apporte ni efficacité, ni sérénité. Seuls 26 % des répondants estiment avoir les outils et ressources nécessaires pour bien faire leur travail. Et à peine 32 % disent avoir assez de temps pour le faire correctement. C’est une double impasse : individuelle et collective. Un piège dans lequel l’énergie se dilue, les talents s’épuisent, et les organisations plafonnent.
L’IA peut redonner du temps — à condition de savoir quoi en faire
Faut-il alors tout automatiser ? Pas exactement. Mais certaines solutions existent, si elles sont bien utilisées. Une étude menée chez Dropbox est instructive : 96 % des collaborateurs y utilisent une IA chaque semaine pour trouver de l’information, écrire, coder ou structurer un raisonnement. Ce n’est pas un gadget. Cela leur fait gagner près de 8 heures par semaine en moyenne. Une journée de travail entière, réinjectée là où elle compte. Par ailleurs, des équipes de collaborateurs font notamment appel au système d’OKR (Objectives Key Results) comme processus pour définir clairement les objectifs et l’impact attendu. Ils permettent de définir une direction, des priorités et ainsi de réduire le temps passé sur les tâches de moindre valeur.
Mais le temps libéré n’est utile que s’il est réorienté intelligemment : vers l’analyse, la réflexion, la prise de recul, l’accompagnement. Il ne s’agit pas de faire plus de tâches, mais de remettre de la valeur là où l’humain fait la différence.
Changer ce qu’on mesure, changer ce qu’on valorise
La vraie difficulté tient peut-être à notre culture du travail elle-même. On continue de valoriser ce qui est visible, mesurable, quantifiable. Le nombre de mails envoyés, la réactivité aux notifications, le taux d’occupation de l’agenda sont devenus des preuves sociales d’engagement. Mais à force de tout mesurer, on a oublié de se demander ce qui compte.
Ce qui est lent, diffus, silencieux — et pourtant décisif — passe trop souvent sous les radars. Une discussion de fond, une relecture attentive, une idée griffonnée entre deux réunions : voilà ce qui, bien souvent, fait la différence. Ce sont ces temps morts, ces respirations, qui permettent l’émergence de la valeur.
La productivité réelle ne s’affiche pas en haut d’un tableau de bord. Elle se niche dans un moment de calme retrouvé, dans un échange improvisé qui aligne une équipe, dans une décision prise au bon moment, avec les bonnes personnes. Elle ne se décrète pas : elle se cultive.
Il est temps de remettre ces moments au centre. Travailler mieux ne veut pas dire faire moins — mais faire moins de choses inutiles. Se libérer de l’agitation pour retrouver du sens, de la clarté, de l’impact.
En somme, la question n’est plus “combien de tâches avez-vous accomplies aujourd’hui ?”, mais “qu’est-ce qui a vraiment compté ?”. Tant qu’on continuera à confondre activité et efficacité, on risquera de courir vite… dans la mauvaise direction.