L'IA et l'innovation : le paradoxe européen
Les entreprises sont discrètement entrées dans une phase nouvelle – la mise en œuvre de l'IA.
Le fossé qui sépare les ambitions de l’Europe en matière d’IA et l’impact réel de cette technologie sur les entreprises industrielles tend désormais à se combler. Mais ce n’est là qu’une partie de l’histoire. Des données récentes mettent en évidence une approche pratique et prudente de la part des Européens, qui pourrait se traduire par une résilience à long terme, mais qui pourrait aussi laisser le continent à l’arrière-plan, derrière des pays plus réactifs et plus radicaux dans leurs actions.
Le climat qui entoure actuellement l’utilisation de l’intelligence artificielle, sur la quasi-totalité du continent européen, commence à évoluer. Pendant que les politiques débattent de problèmes éthiques et que les régulateurs se penchent sur les questions de sécurité, les entreprises sont discrètement entrées dans une phase nouvelle – la mise en œuvre de l’IA. Désormais libérée des seuls programmes pilotes ou d’une R&D spéculative, cette technologie est de plus en plus souvent intégrée aux prises de décision quotidiennes des industriels européens. A première vue, les chiffres semblent rassurants. 96 % des firmes européennes utilisent, ou prévoient d’utiliser, l’IA ou le machine learning. L’IA générative, jusqu’alors jugée trop immature pour un usage industriel, a déjà été implémentée par plus de la moitié d’entre elles.
L’adoption de l’IA n’est pas le problème. C’est l’intention qui compte.
Les informations les plus récentes* montrent que cette région du monde agit en fonction de délibérations soigneusement pesées et non pas sur la base d’ambitions plus ou moins désordonnées. Les principaux cas d’usage de l’IA en Europe concernent le contrôle qualité et la cybersécurité, des domaines critiques où une défaillance entraîne des risques directs pour les opérations et pour la réputation de l’entreprise concernée. L’IA générative et les modèles causaux sont déployés avec précision, sans tambours ni trompettes. A cet égard, l’histoire de l’IA en Europe est celle de l’aversion au risque et d’une responsabilité assumée, plutôt qu’une histoire de disruption et de domination. Mais la question qui se pose maintenant, tant pour les dirigeants d’entreprise que pour les décideurs politiques, est de savoir si cet état d’esprit est en mesure d’offrir l’ampleur et la rapidité de développement nécessaires, avec les gains stratégiques dont bénéficient déjà d’autres régions du monde.
Loin du battage médiatique, la course est axée sur le données
L’approche adoptée par l’Europe reflète une profonde compréhension que la valeur de l’IA réside dans sa capacité à améliorer les aspects opérationnels et non dans ce qu’en disent les manchettes des journaux. L’optimisation des processus, la robotique et l’analyse prédictive sont en pleine ascension sur l’ensemble du continent, malgré un léger retard par rapport aux moyennes constatées ailleurs dans le monde. Dans le même temps, le pourcentage d’entreprises qui extraient de la valeur à partir de leurs données industrielles, demeure anormalement faible. Seuls 8 % des entreprises manufacturières en Europe reconnaissent utiliser vraiment plus des trois quarts des données collectées, contre 14 % aux États-Unis. Il ne s’agit plus ici d’un léger manque d’efficacité opérationnelle, mais d’un véritable poids mort qui freine l’innovation.
Les systèmes d’intelligence artificielle prospèrent sur des données riches en contexte et d’un haut niveau de qualité. L’Europe ne manque certes pas de données, mais son aptitude à les transformer en informations exploitables demeure fragmentaire. Sur la base de ces constatations, l’investissement par ailleurs robuste de l’Europe commence à montrer ses fragilités. Sans des bases solides, et faute de disposer d’infrastructures adéquates pour les données, mais aussi de modèles contextuels et d’une véritable culture de l’automatisation, même les algorithmes les plus avancés risquent d’accoucher de résultats décevants.
Ce paradoxe est reflété par le taux d’adoption des jumeaux numériques en Europe. Sur le papier, le continent fait la course en tête : 83 % des fabricants ont soit déjà mis en œuvre, soit prévoient d’investir, dans les jumeaux numériques ou les outils de simulation. Un pourcentage nettement supérieur à celui des États-Unis. Mais quand on demande à des responsables européens quelles technologies devraient avoir l’impact commercial le plus significatif au cours des douze prochains mois, seuls 5 % d’entre eux mentionnent les jumeaux numériques. La technologie est disponible, et les cas d’usage sont bien assimilés. Mais la confiance dans leur valeur transformative semble bien faible. Il ne s’agit pas là d’un fossé technologique mais d’une profonde béance dans les convictions.
Il existe par ailleurs une hésitation persistante à relier le déploiement de l’IA à des business models plus transformatifs. La majorité des cas d’usage demeure axée sur l’efficacité opérationnelle, sur la réduction des coûts et des risques. Des objectifs certes importants, mais qui mettent rarement à profit le potentiel de l’AI. En traitant celle-ci comme un simple outil permettant d’affiner le paradigme existant, plutôt qu’en le réinventant, l’Europe risque de renoncer aux gains à long terme associés à une intégration précoce, en toute confiance.
Le capital humain, variable décisive de l’Europe
Il ne suffit pas d’automatiser les processus pour être concurrentiel au niveau mondial. Il faut également développer les compétences du personnel. L’Europe est fière d’avoir choisi de longue date un modèle industriel qui place l’humain au cœur de ses préoccupations. A l’ère de l’IA, cet héritage culturel est à la fois un atout et un défi. Les entreprises européennes mettent en place des actions intelligentes pour pérenniser les capacités de leur main-d’œuvre. Les initiatives en termes d’amélioration des compétences (upskilling) et de reconversion/requalification (reskilling) se multiplient. L’IA est elle-même déployée pour créer des modèles de main-d’œuvre plus flexibles et plus durables, qu’il s’agisse de planification intelligente ou de maintenance prédictive venant étayer des conditions de travail plus sûres.
Pour autant, le pipeline des talents reste sous pression. Un fabricant européen sur quatre considère encore que les compétences du personnel sont un point faible du point de vue de la compétitivité. La cybersécurité, la maîtrise de l’IA et l’intégration des systèmes figurent parmi les compétences les plus demandées. L’Europe n’est pas confrontée à une pénurie de main-d’œuvre au sens habituel du terme ; elle doit en fait faire face à une crise des compétences. Le danger n’est pas de voir disparaître des emplois, mais le fait que la main-d’œuvre disponible manque de la confiance nécessaire dans les technologies numériques pour s’adapter aux systèmes qui sont déployés.
Le rythme accéléré du changement vient accentuer le défi qui est posé. Avec des systèmes de contrôle, des interfaces et des environnements opérationnels de plus en plus souvent définis par logiciel et IA natifs, la demande de compétences hybrides va nécessairement augmenter dans les prochaines années. Il ne s’agit pas de former les personnels à utiliser des outils ; mais de les doter des capacités leur permettant de s’adapter en permanence. Nombre d’entreprises continuent cependant de voir la stratégie de la main-d’œuvre comme un élément purement réactif et non comme une partie intégrante d’une nécessaire transformation.
La prudence de l’Europe en matière de stratégie vis-à-vis de l’IA commence dès lors à ressembler à une occasion manquée. Faute de conviction plus forte à l’égard de ce que l’IA est capable de faire, bien au-delà de l’automatisation, la main-d’œuvre risque d’être modelée en fonction des contraintes et non des potentialités. La main-d’œuvre n’est pas une simple variable à optimiser ; c’est le mécanisme au moyen duquel l’IA industrielle permet aux entreprises de se développer, de se diversifier et d’acquérir la résilience requise dans le monde réel.
Le succès de l’IA dans la fabrication dépend non seulement du code et du hardware, mais aussi des personnes qui déploient cette technologie, qui interagissent avec elle et qui lui font confiance. Si le personnel est hésitant, divisé ou insuffisamment formé, même les initiatives les plus prometteuses de l’IA ne pourront se concrétiser véritablement. L’Europe doit transcender le débat sur les compétences et commencer à bâtir les écosystèmes où le transfert transparent des connaissances, l’accent mis sur la collaboration et la confiance dans le numérique, deviendront la norme culturelle.
Un modèle industriel à la croisée des chemins
Ce que l’Europe manque en rapidité d’action, elle peut encore le compenser en équilibre. L’écosystème décentralisé de l’Europe en matière d’innovation, les réglementations strictes qui régissent les données, et l’accent mis sur la durabilité, placent le continent en bonne position pour un avenir où l’IA devra être responsable, interprétable et fiable. 73 % des entreprises considèrent déjà la durabilité comme un facteur critique pour attirer les talents, et l’IA commence à jouer un rôle non négligeable dans cette équation. Mais avec seulement 25 % des entreprises qui utilisent actuellement l’IA pour tracer ou améliorer les aspects liés à la durabilité – un pourcentage bien inférieur à la moyenne mondiale –, il reste encore de la marge pour aligner les investissements dans le numérique sur les intentions en matière d’ESG.
La route qui s’ouvre devant l’Europe requiert bien plus que des déploiements fragmentaires. Elle exige un changement d’état d’esprit. L’IA ne doit plus être considérée comme un élément accessoire à la stratégie ; ce doit être la stratégie. Les entreprises qui définiront l’avenir industriel de l’Europe ne seront pas celles qui se borneront à fournir les bons outils, mais celles qui internaliseront la logique de l’IA et sauront élaborer des business models natifs numériques.
Cela signifie qu’il faudra s’affranchir du clivage binaire entre IT et OT et embrasser sans arrière-pensée une architecture intégrée où l’automatisation, l’analytique et l’IA seront indissociables des opérations de base. L’intelligence artificielle sera positionnée à la pointe de cette architecture nouvelle, où les agents IA opèrent au niveau du dispositif, en s’enrichissant des données obtenues en temps réel pour améliorer les performances de manière autonome. La visualisation des données ne sera plus considérée comme une retombée secondaire mais comme une matière première, avec une valeur qui ne sera pas dérivée uniquement de leur collecte, mais de leur contexte.
Nous sommes loin ici de concepts purement spéculatifs. Ils sont d’ores et déjà mis en œuvre par un nombre croissant de leaders industriels qui ont compris que l’avenir appartient à ceux qui agissent avec détermination, sans hésitation. Les systèmes IA en boucle fermée, les plateformes génératives de gestion de la production (MES), la planification automatisée et la maintenance conditionnelle intégrée redéfinissent déjà les contours des sites de production d’une manière qui va bien au-delà des seuls gains de productivité.
Pour l’Europe, l’étape suivante doit porter sur la connexion ; pas seulement technologique, mais institutionnelle. Il y a une nécessité croissante de collaboration entre les gouvernements, les universités, les acteurs industriels et les fournisseurs d’infrastructures, afin d’établir des centres d’excellence en IA, accélérer l’entraînement des modèles sur les données européennes, et établir des cadres partagés en vue d’un déploiement responsable.
Cela est particulièrement important dans des secteurs où l’Europe détient un leadership au niveau mondial – automobile, pharmacie, infrastructures énergétiques. Si le continent ne parvient pas à intégrer rapidement l’IA dans l’ADN de ces secteurs industriels, l’Europe risque d’être dépassé par des écosystèmes plus agiles, affranchis des processus hérités ou du poids de l’inertie réglementaire.
La récompense est pourtant encore à portée de main. Les industriels européens possèdent le talent, la technologie et la complexité industrielle nécessaires pour entraîner la nouvelle génération de modèles IA spécifiques au domaine. Avec des incitations adéquates, des partenariats stratégiques et des cadres réglementaires bien établis, l’Europe pourrait occuper une place de leader, non seulement dans la réglementation de l’IA, mais aussi au niveau des performances industrielles découlant de cette technologie.
Le moment est à la clarté, non à la prudence. Avec un leadership qui voit dans l’IA non pas un pari sur l’avenir mais une opportunité générationnelle. L’avenir de l’industrie manufacturière ne sera pas dans les mains de ceux qui agissent le plus vite, mais dans celles qui comprennent le mieux ce que signifie agir avec détermination pour atteindre un objectif.
L’avenir du secteur manufacturier dépend de l’aptitude des professionnels à s’adapter sans perdre de temps. Prendre l’IA à bras-le-corps, pour en faire un élément central de la stratégie d’entreprise, n’est plus une option – c’est un facteur essentiel de réussite.
* édition 2025 du Livre Blanc sur l’état de la fabrication intelligente (2025 State of Smart Manufacturing report)