IA à l'école : la transformation de la familiarité en appropriation
L'IA : plus d'un enseignant sur deux la connaît, mais peu l'utilisent en classe. Entre enthousiasme et prudence, l'enjeu est clair : garantir la plus-value pédagogique par veritable appropriation.
L’école n’est pas un simple lieu de techniques, mais un espace où se joue la transmission et l’idée de justice. L’introduction de l’intelligence artificielle au sein des classes relève de cette responsabilité : elle oblige à préciser ce que nous attendons des instruments, et à mieux définir ce qui ne peut ni ne doit être délégué. Une enquête que nous avons menée auprès des enseignants, entre janvier et octobre 2025, établit, en partenariat avec la MAIF, un état des lieux sans ambiguïtés : la familiarité déclarée avec l’IA générative est majoritaire (53,4 %), mais l’usage se situe encore essentiellement hors classe (61,3 %) et l’intégration en contexte d’enseignement dépend fortement du niveau et de l’ancienneté. Au second degré, 37 % des enseignants familiers déclarent un usage en classe, contre 18 % au premier ; et chez les enseignants de plus de quinze ans d’ancienneté, la modalité « ne sait pas » devient majoritaire (56 %), signe d’une prudence informée et d’une attente de gouvernance. Michel Serres nous avertissait que « nous changeons de monde » : mais l’école, pour rester fidèle à sa mission, ne peut « changer » qu’en ajoutant des preuves aux promesses, et des cadres aux instruments.
Ces écarts ne traduisent pas une hiérarchie morale : ils décrivent des régimes d’exposition et des conditions d’appropriation inégales. Les enseignants entre 1 et 15 ans, plus souvent familiers, expérimentent en autoformation (54,7 %) et par échanges entre pairs (22,9 %), tandis que les collègues plus expérimentés posent des conditions : formation, transparence, fiabilité. Pour reprendre Hannah Arendt, l’éducation est la rencontre entre la nouveauté du monde et la natalité des êtres. C’est à ce point de contact que l’adoption doit se bâtir, par dispositifs différenciés, pour transformer une curiosité en appropriation sans reniement. Dans les disciplines où la production écrite, l’évaluation structurée et l’autonomie technique des élèves sont plus présentes, l’intégration en classe se fait plus aisément : logique que confirment les 37 % d’usages en classe au second degré parmi les familiers. À l’inverse, la centralité de la médiation humaine au premier degré et les contraintes développementales imposent une ingénierie prudente, où l’on adapte plutôt que l’on transpose. Bergson dirait que les virtualités ne s’actualisent pas au même rythme dans tous les milieux. C’est à l’institution d’organiser ces rythmes, pour qu’ils profitent à chacun.
Au cœur des justifications se dessine une architecture cohérente. Les familiers valorisent le gain de temps et la différenciation. L’outil est envisagé comme un instrument de libération du temps utile et de précision des parcours. Les non‑familiers et les enseignants de longue expérience formulent des exigences de gouvernance et de fiabilité ; cela en devient une injonction ferme pour des enseignants parfois harassés des fluctuations et effets de modes successifs. Ils demandent des fiches de transparence, des clauses de non‑exploitation commerciale des données scolaires, des audits périodiques. Ce n’est pas un refus ferme, mais une prudence conditionnée.
Quand Karl Popper rappelle que toute connaissance est faillible, il ne nous invite pas à la défiance, mais à l’écriture de protocoles publics et à l’épreuve : c’est ainsi que l’école transforme les innovations en biens communs. À ce titre, la prudence n’est pas l’immobilisme, mais une vertu pratique : c’est la phronesis aristotélicienne, ou la capacité d’ajuster la décision au réel.
La typologie de quatre profils prioritaires issue des données est particulièrement intéressante à cet effet : explorateurs pédagogiques (usage en classe documenté), adoptants utilitaires (hors classe, prêts à basculer avec scénarios reproductibles), prudents expérimentés (formation en présentiel, démonstrateurs, garanties contractuelles), ambivalents conditionnels (levier de massification sous conditions). Elle fonctionne comme une cartographie d’action préliminaire, non comme un classement, mais comme une orientation. Ce serait céder à une logique mercantiliste d’analyse client, ce que nous refusons. C’est par le respect des dispositions réelles des acteurs que l’innovation cesse d’être marginale.
Il en résulte une feuille de route qui exclut l’improvisation et qui pose des priorités claires. D’abord, lancer des pilotes disciplinaires évalués au second degré, où l’instrumentation pédagogique est la plus accessible et où les postures professionnelles se prêtent davantage à l’expérimentation ; ces pilotes doivent produire des scénarios réplicables et des indicateurs publics mesurant les acquis, la charge de travail enseignant et l’acceptabilité par les élèves et les familles.
Ensuite, construire une offre de formation modulaire : des parcours d’initiation qui mêlent maîtrise technique et compréhension éthique, des ateliers disciplinaires livrés avec des cas d’usage prêts à l’emploi, et des modules avancés consacrés à la conception de prompts et à l’évaluation critique des productions. Ces parcours doivent s’appuyer sur les modalités qui ont déjà fait leurs preuves dans l’enquête, telles que l’autoformation tutorée, les formats just‑in‑time et l’apprentissage par les pairs. C’est la condition pour être immédiatement opérationnels et utiles sur le terrain.
Il est essentiel de prioriser, en particulier, les enseignants ayant plus de quinze ans d’ancienneté : leur forte proportion de « ne sait pas » et leurs freins marqués (manque de formation, attentes de gouvernance, question de fiabilité) rendent nécessaires des formats courts en présentiel et des démonstrateurs contextualisés permettant de lever les doutes par l’expérience.
Enfin, instituer une gouvernance lisible de tous et surtout des enseignants ! Pourquoi ? Parce que l’innovation ne doit pas renforcer les inégalités. Et cela doit être accompagné de mesures concrètes de politique d’équité matérielle (prêts d’équipements, accès hors‑ligne aux ressources, médiation pour les familles et attention soutenue aux contextes fragiles). Combien d’enseignants souffrent devant une tablette mobile non mise à jour, à réviser ou sans applications convenables. On disait avec humour que les enseignants sont les seuls à subtiliser du matériel personnel de la maison pour l’emmener à l’école ; la même logique s’applique désormais au numérique.
En outre, il convient d’organiser la circulation de l’intelligence collective : fixer des jalons, publier des protocoles, documenter les réussites et les échecs, capitaliser les résultats pour que les équipes puissent se les approprier. Les analyses croisées de l’enquête montrent que l’usage en classe s’accompagne d’une perception plus nette des bénéfices pédagogiques et d’une moindre focalisation sur les freins. Cette corrélation n’établit pas une causalité, mais suggère un levier : celui de parcours d’initiation encadrés (observation, binômes, stages courts) pour abaisser la barrière d’entrée des non‑utilisateurs. Francis Bacon n’est pas ici une coquetterie : l’école sait quand les choses valent parce qu’elle les a mises à l’épreuve et qu’elle peut en rendre compte publiquement.
Reste l’exigence éthique, non négociable. L’IA n’a pas de tact, et le jugement du maître ne se délègue pas. Kant insistait sur le fait que le « tact pédagogique » est une faculté pratique, que nous devons préserver et outiller, mais jamais remplacer. L’IA peut alléger des tâches répétitives, redonner du temps à la différenciation et à la remédiation, améliorer la qualité des retours individualisés. Mais cette promesse est conditionnelle : elle requiert preuves d’efficacité, formation contextualisée, gouvernance robuste et mesures compensatoires. En outre, les familles et les élèves ne sont pas des destinataires passifs : ils doivent être associés à l’évaluation, notamment sur l’équité et l’engagement. Sans ces précautions, l’innovation accentuera des fractures que l’école s’emploie justement à réduire. Paul Ricoeur aimait dire que l’avenir est ce que nous allons faire : l’IA s’inscrit dans cette responsabilité active.
Transformer la familiarité en appropriation est une tâche collective : elle suppose le courage des preuves, l’humilité des corrections, la clarté des règles et la volonté de redistribuer les bénéfices. Les angles d’action sont connus et soutenus par les données. Ce sont des instruments, mais aussi des engagements. À ce prix, l’IA pourrait cesser d’être un objet de polarisation, pour devenir ce qu’elle doit être : un appui au service d’une école exigeante et juste.