L'IA Act va-t-il tuer l'IA européenne ? Les leaders du secteur répondent

L'IA Act va-t-il tuer l'IA européenne ? Les leaders du secteur répondent Promulgué dans les prochains mois, l'IA Act devrait entrer en vigueur en 2024. Certains acteurs craignent que la réglementation ne mette un coup de frein à l'innovation européenne.

L'IA Act va-t-il brider l'innovation en Europe ? Depuis le 21 avril 2021, les eurodéputés débattent pour introduire une législation commune afin de donner un cadre légal à l'intelligence artificielle. Après le vote final du parlement le 14 juin dernier, les pays membres sont entrés en négociations pour parvenir à un accord. Très rapidement, le texte pourrait être promulgué et s'appliquer dès 2024. Les entreprises auront ensuite deux ans pour se conformer à la réglementation.

Au sein du Vieux continent, plusieurs acteurs industriels majeurs craignent que la version actuelle du texte ne soit contreproductive et limite l'innovation des entreprises européennes, au profit des géants américains. Avec un précédent en tête : en mai 2022, un document de travail du National Bureau of Economic Research s'est intéressé à l'impact du RGPD sur l'innovation européenne, en se basant sur les données de 4,1 millions d'applications sur le Play Store entre 2016 et 2019. Les chercheurs ont conclu que le RGPD avait provoqué la sortie d'un tiers des applications publiées ainsi qu'une chute drastique des nouvelles demandes. En parallèle, les éditeurs ont connu une hausse drastique des coûts de développement.

"Certaines entreprises pourraient s'interroger sur le bénéfice réel de s'implanter en Europe"

Les craintes des piliers du secteur se sont traduites le 30 juin dernier par la signature d'une tribune commune de plus de 150 entreprises. Les CEO d'Accor, de Carrefour, de Blablacar, ou encore le chef de l'IA chez Meta Yann Le Cun dénonçaient des articles "susceptibles de menacer la compétitivité et la souveraineté technologique de l'Europe, sans pour autant répondre aux défis auxquels nous devons faire face."

Quelques semaines auparavant, la start-up Aleph Alpha, qui développe notamment des grands modèles de langage (LLM), avait pris position sur l'AI Act par la voix de son fondateur et directeur général Jonas Andrulis et dénonçait un texte encore imprécis qui pourrait décourager "de nombreux acteurs à innover". Le CEO évoquait par là des définitions juridiques indéterminées et plusieurs points à préciser. Jonas Andrulis assurait déjà que l'IA Act était anticipé par le marché dans les négociations contractuelles avec les clients, entraînant déjà "une charge importante pour les entreprises", notamment pour "de nombreux acteurs du marché européen qui disposent de financements et de ressources de plusieurs ordres inférieurs" aux grandes firmes extra-européennes. Ainsi et selon lui, les investissements au sein du Vieux continent seraient déjà impactés en raison de la retenue de certains acteurs du marché.

"Cela pourrait être des coûts difficilement supportables""

De son côté, la jeune pousse franco-américaine Hugging Face observe les dernières tractations en cours au niveau européen avec attention. Pour Carlos Muñoz Ferrandis, conseiller en affaires techniques et réglementaires au sein de l'entreprise, l'impact de l'IA Act ne devrait se mesurer que cinq ou six ans après la promulgation du texte. Le spécialiste craint toutefois que la régulation n'impacte directement les petites et moyennes entreprises. Les micro-entreprises et les start-up pourraient être épargnées par le texte. L'impact sur les firmes serait mineur car ces dernières "bénéficient d'équipes de compliance très solides".

La régulation pourrait également impacter les nouveaux services d'IA en Europe. "Certaines entreprises pourraient s'interroger sur le bénéfice réel de s'implanter en Europe. Elles pourraient décider de venir au Royaume Uni ou tout simplement de rester aux Etats-Unis", explique le spécialiste. Bien que l'IA Act impose de nouvelles contraintes pour les entreprises, Carlos Muñoz Ferrandis évoque volontiers un texte plus équilibré qu'à l'origine pour l'écosystème open source.

Au contraire, Peter Cihon, senior policy manager chez GitHub, craint quant-à-lui que "les développeurs open source, qui contribuent à un patrimoine commun mondial à partir d'une variété de postes dans l'industrie, les universités, les organisations à but non lucratif, et en tant qu'acteurs ou étudiants, ne soient contraints de se soumettre aux règles concernant les produits destinés aux entreprises."

En effet, les fondations models sont maintenant ciblés en tant que tels, qu'ils soient open source ou non. "Pour y remédier, nous nous sommes associés à des organisations de premier plan de la communauté open source pour rédiger un document d'orientation visant à informer les décideurs politiques de la chaîne de valeur de l'open source et des défis posés par la loi sur l'IA dans sa forme actuelle. Nous espérons que les suggestions formulées dans ce document seront intégrées dans le texte final afin de protéger l'innovation open source dans l'UE", continue Peter Cihon.

"C'est un avantage concurrentiel pour les start-up européennes"

De son côté, la start-up française prometteuse LightOn voit en l'IA Act un texte encore assez flou, des définitions imprécises, comme Aleph Alpha. "J'ai l'impression que les mesures sur l'IA générative ont été ajoutées tardivement à un texte déjà en préparation. Le législateur ne semble pas bien prendre la mesure de ce qu'est un modèle fondation et comment on l'utilise", tranche Laurent Daudet, directeur général et cofondateur de LightOn.

Le CEO s'inquiète également du coût que pourrait représenter un audit indépendant de chaque modèle. "Nous qui prévoyons de sortir des mises à jour régulières de nos modèles, toutes les semaines ou tous les mois, ça pourrait être des coûts difficilement supportables." Afin d'obtenir un texte plus équilibré, Laurent Daudet plaide pour un alignement des règles avec les Etats-Unis, "pour que ce soit au minimum un terrain de jeu qui ne soit pas biaisé." Le spécialiste invite à s'intéresser à des approches plus nuancées notamment celle japonaise. Peter Cihon s'interroge également sur l'impact indirect de l'AI Act sur les développeurs européens. Selon lui, "la réglementation risque de nuire aux développeurs européens tout en épargnant l'innovation à l'étranger."

Pour sa part, Didier Gaultier, directeur data science & AI au sein de Business & Decision, filiale d'Orange, avance une approche du texte beaucoup plus sereine. Selon lui, les équipes de Thierry Breton ont fait un "excellent travail". A rebours des critiques exprimées par certains acteurs, l'expert voit volontiers dans l'IA Act un net bénéfice pour les start-up européennes de l'IA. "Mistral, LightOn, Aleph Alpha… Ces start-up connaissent le cadre et donc, justement, ce qu'on attend d'elles, c'est qu'elles développent des modèles souverains que ne seront pas capables de faire forcément ni Microsoft, ni Google, ni Meta. C'est un avantage concurrentiel pour elles", affirme-t-il. Didier Gaultier estime que les entreprises européennes s'adapteront rapidement, comme ce fut le cas avec l'arrivée du RSE : "Aujourd'hui, toutes les entreprises ont à cœur, en tout cas en Europe, de travailler leur bilan carbone. On voit bien qu'en 2-3 ans, les entreprises ont commencé à calculer leur bilan carbone et à faire attention. Maintenant, elles peuvent utiliser cela comme un moyen de communication."