Responsabilité de l’hébergeur et retrait de contenu illicite : le prompt délai

Les hébergeurs bénéficient d’un régime de responsabilité aménagé, en application des dispositions de l’article 6.I.2. de la LCEN. En cas de notification d’un contenu illicite, l’hébergeur doit agir promptement pour retirer le contenu litigieux ou en couper l’accès. Deux ordonnances de référé des 13 mars et 6 août 2008 apportent quelques éclaircissements en la matière.

Rappel du régime de responsabilité spécifique applicable aux hébergeurs

Le législateur, tant au niveau européen que français, a pris en compte la nature particulière de l'activité des hébergeurs en leur appliquant un régime de responsabilité spécifique. Ainsi, les hébergeurs ne sont pas responsables des contenus hébergés. En application des dispositions de l'article 6.I.7 de la Loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004 (LCEN), ils ne sont pas soumis à une obligation de surveillance générale des contenus hébergés sur leurs serveurs. Cette exonération de principe est l'un des piliers de la liberté d'expression, ou de la neutralité applicable à Internet. (1)

Toutefois, l'exonération de responsabilité des hébergeurs n'est pas totale. La LCEN dispose à l'article 6.I.2 qu'à partir du moment où un contenu illicite est porté à sa connaissance, l'hébergeur doit agir promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible. (2)

Cependant, on sait par ailleurs que le concept même d'hébergeur fait débat : à côté des hébergeurs "pure players", dont l'activité consiste exclusivement ou presque à fournir de l'espace sur leurs serveurs pour héberger ou stocker tous types de données (sites web, pages personnelles, etc.), existent également des hébergeurs "hybrides". L'évolution des services sur Internet a, en effet, permis la création de services mettant en ligne contenus éditoriaux et contenus tiers sur lesquels aucune intervention éditoriale n'est effectuée, et qui sont simplement hébergés sur le site "hybride". Pour rappel, ces sites comprennent, notamment, des plate-formes de commerce électronique B-to-C ou C-to-C, des agrégateurs de contenu, certains types de forums de discussion et de blogs, et d'une manière générale, les services collaboratifs du web 2.0 non modérés a priori.

Tous ces sites, qu'il s'agisse d'hébergeurs "pure players" ou d'hébergeurs "hybrides" ont, en principe, vocation à relever du régime de responsabilité défini à l'article 6.I.2 de la LCEN dès lors qu'ils hébergent ou stockent du contenu tiers non modéré. (3)


La définition du prompt délai : jurisprudence et sémantique

Au lieu de fixer un délai déterminé pour retirer les contenus litigieux, le législateur a opté pour la notion plus vague de prompt délai (article 6.I.2: "...elles ont agi promptement pour retirer ces données..."). L'absence d'un délai fixe a pour effet de laisser l'interprétation de l'exécution de cette obligation à l'appréciation souveraine des juges du fond en cas de contentieux. Deux jugements sont venus apporter quelques éclaircissements sur cette notion de prompt délai.

Dans la première affaire, un particulier avait fait assigner l'éditeur d'un site internet et l'hébergeur du site, la société Amen. (4) Le demandeur soutenait que l'hébergeur avait mis en cause sa responsabilité en n'agissant pas promptement après avoir reçu sa demande de retrait de contenu litigieux du site hébergé.

En l'espèce, le contenu litigieux concernait des écoutes téléphoniques tirées d'un dossier d'instruction et donnant des informations sur la vie privée du demandeur. Celui-ci avait demandé le retrait du contenu illicite par lettre recommandée reçue par la société Amen le 8 février 2008. Le contenu cessa d'être diffusé le 12 février.

Les juges appliquèrent le raisonnement suivant : 1) la diffusion de ce contenu était manifestement illicite ; 2) en application des dispositions de l'article 6.I.2 de la LCEN, l'hébergeur, à partir du moment où il est averti du contenu illicite d'un site, a l'obligation d'agir promptement pour rendre ce contenu inaccessible ; 3) en l'espèce, un délai de quatre jours pour agir ne correspond pas à une réaction prompte. Selon les juges, la cessation de la diffusion, "pour pouvoir être qualifiée de prompte aurait dû avoir lieu dès le 8 février", c'est-à-dire, immédiatement ; 4) l'hébergeur, la société Amen, a donc commis une faute.

La seconde affaire opposait la société Quai Ouest Musiques, organisatrice du Festival du Bout du Monde sur la presqu'île de Crozon en Bretagne, à eBay. (5) La société Quai Ouest Musiques avait constaté que des billets étaient proposés à la vente sur eBay à des prix supérieurs à ceux fixés par l'organisateur du festival, en contravention avec la loi du 27 juin 1919 (les concerts du festival étant subventionnés). Quai Ouest Musiques avait adressé des emails à eBay demandant le retrait des annonces litigieuses à partir du 21 juillet 2008. Les annonces n'avaient été retirées qu'à partir du 31 juillet 2008, soit 10 jours après la réception des premiers emails de notification.

Alors que le délai de dix jours paraît manifestement excessif car n'étant ni prompt, ni immédiat, les juges ont en réalité esquivé la question en retenant trois éléments : 1) le caractère manifestement illicite du trouble invoqué n'existait plus au jour de l'audience ; 2) eBay avait pris les mesures nécessaires pour procéder au retrait quotidien des annonces litigieuses - mais uniquement après avoir été assignée par Quai Ouest Musiques ; et 3) eBay se proposait de poursuivre le retrait de toute nouvelle annonce litigieuse jusqu'à la fin du festival. La responsabilité d'eBay n'a pas été retenue.

Il convient de noter, au passage, que le tribunal a appliqué les dispositions de l'article 6.I.2 de la LCEN sans contester le statut d'hébergeur d'eBay.

Si l'on met les deux affaires Amen et eBay en perspective, on peut en déduire que cette notion de promptitude peut être également envisagée au regard de la gravité du caractère illicite du contenu en cause. Dans l'affaire Amen, le contenu litigieux portait atteinte au secret de l'instruction et à la vie privée du demandeur, alors que dans l'affaire eBay, le contenu consistait dans la vente illicite de billets de spectacle. On comprendra que dans la première affaire, le degré de promptitude sera interprété plus sévèrement que dans la seconde affaire. En d'autres termes, il convient de prendre en compte le degré de gravité de l'atteinte à l'ordre public du contenu litigieux pour juger de la plus ou moins grande célérité devant être appliquée au retrait.

Le deuxième élément de l'affaire Quai Ouest Musiques, à savoir, la proposition d'eBay de poursuivre le retrait des billets litigieux jusqu'au terme du festival, semble avoir été un autre point déterminant dans la décision des juges.

Ce second point pose cependant un problème annexe pour tout hébergeur, lié à la notion de connaissance du caractère illicite d'un contenu. Ainsi, l'hébergeur ayant connaissance d'un contenu illicite, suite à la réception d'une demande de retrait, engagerait-il sa responsabilité si, par la suite, il ne surveillait pas activement les données hébergées pour éviter toute remise en ligne dudit contenu ? C'est ce qui ressort d'un jugement du Tribunal de commerce de Paris du 20 février 2008 opposant la société Flach Film à la société Google. Dans cette affaire, les juges ont décidé qu'une obligation de "surveillance particulière" était à la charge des hébergeurs pour les contenus préalablement notifiés comme litigieux. (6) Cela va manifestement au-delà des obligations imposées par la loi (notamment celles énoncées à l'article 6.I.7 de la LCEN) et crée un précédent dangereux, s'il était suivi par d'autres juridictions, mettant à mal le fameux principe de neutralité du net.

La définition de l'adjectif "prompt" semble donc être à géométrie variable lorsqu'elle est appliquée aux cas d'espèce soumis aux juges du fond, pouvant aller de l'immédiat (quelques heures) jusqu'à une durée de quelques jours. Il est intéressant de comparer cette interprétation à la définition qui en est donnée dans le dictionnaire.

Le dictionnaire du Petit Larousse définit l'adjectif "prompt" en ces termes : 1) qui agit rapidement ; vif; 2) qui ne tarde pas. Pour les termes "prompt", "promptement", "promptitude", on retrouve les adjectifs "vif, rapide" et réagir avec promptitude est équivalent à réagir avec diligence.

Cette définition ne donne pas la solution, mais fournit des précisions : prompt ne signifie pas immédiat. Un délai de plusieurs jours pour réagir peut-il pour autant être qualifié de rapide ?

Même si cette notion de retrait sous prompt délai peut poser des problèmes d'interprétation lorsque l'hébergeur doit l'appliquer au quotidien, elle semble néanmoins laisser la flexibilité nécessaire aux cas d'espèce, compte tenu notamment de la gravité plus ou moins grande du caractère illicite du contenu en cause. En amont du contentieux, il revient donc aux hébergeurs d'apprécier cette notion de promptitude, idéalement par la création de leurs propres règles de retrait de contenu notifié comme illicite, sachant qu'ils doivent pouvoir être en mesure de réagir 24h/24 et 7j/7, y compris les week-ends et jours fériés.


Les règles applicables à la notification de contenu illicite

Il convient de rappeler enfin que pour que la notification de contenu illicite soit recevable par l'hébergeur, et qu'il puisse agir promptement, un certain nombre de conditions doivent être respectées par la partie notificatrice.

Ces conditions sont énoncées à l'article 6.I.5 de la LCEN en ces termes : "La connaissance des faits litigieux est présumée acquise par les personnes désignées au 2 lorsqu'il leur est notifié les éléments suivants :
- la date de la notification ;
- si le notifiant est une personne physique : ses nom, prénoms, profession, domicile, nationalité, date et lieu de naissance ; si le requérant est une personne morale : sa forme, sa dénomination, son siège social et l'organe qui la représente légalement ;
- les nom et domicile du destinataire ou, s'il s'agit d'une personne morale, sa dénomination et son siège social ;
- la description des faits litigieux et leur localisation précise ;
- les motifs pour lesquels le contenu doit être retiré, comprenant la mention des dispositions légales et des justifications de faits ;
- la copie de la correspondance adressée à l'auteur ou à l'éditeur des informations ou activités litigieuses demandant leur interruption, leur retrait ou leur modification, ou la justification de ce que l'auteur ou l'éditeur n'a pu être contacté."

Reste à savoir si, en cas de réception par un hébergeur d'une notification ne comprenant pas l'intégralité de ces éléments, mais lui permettant néanmoins de localiser le contenu litigieux, celui-ci serait susceptible de voir sa responsabilité engagée s'il n'agissait pas ? Au vu des termes de l'article 6.I.5, on peut penser que non. Cependant, là aussi, il est possible que les tribunaux adaptent leur interprétation aux cas d'espèce et compte tenu des données en cause.


1. A noter qu'au terme de ce même article 6.I.7 de la LCEN, le législateur a néanmoins voulu éviter toute dérive concernant des comportements manifestement contraires à l'ordre public en mettant à la charge des hébergeurs une obligation de coopération renforcée dans la lutte contre les contenus relatifs à l'apologie des crimes contre l'humanité, l'incitation à la haine raciale et la pornographie enfantine.

2. Article 6.I.2 de la LCEN: "Les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité civile engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d'un destinataire de ces services si elles n'avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l'accès impossible. (...)"

3. Les juges sont cependant loin d'être à l'unisson concernant cette conception plurielle de la notion d'hébergement comme en attestent par exemple les affaires "Fuzz.fr" : TGI Paris référé, 26/03/2008, Olivier M. c/ Bloobox Net; ou "eBay": TC Paris 1ère Ch., 30/06/2008, Parfums Christian Dior et autres c/ eBay Inc, eBay International AG. Mais, voir a contrario: TGI Paris 3éCh., 15/04/2008, Omar et Fred et autres c/ Dailymotion

4. TGI Toulouse, référé, 13/03/2008, Krim K. c/ Pierre G. et Amen. Cette ordonnance est frappée d'appel.

5. TC Brest, référé, 6/08/2008, Quai Ouest Musiques c/ eBay Europe, eBay International AG

6. "(...) Attendu que si l'hébergeur n'est pas tenu à une obligation de surveillance générale, il est tenu à une obligation de surveillance, en quelque sorte particulière, à partir du moment où il a eu connaissance du caractère illicite du contenu (...)" TC Paris 8é Ch., 20/02/2008, Flach Film et autres c/ Google France, Google Inc.