Comme
en témoignent les assemblées générales récentes
d'actionnaires des sociétés cotées les plus médiatisées,
la tendance est à la fronde des actionnaires minoritaires.
Ceux-ci disposent traditionnellement du droit de poser
des questions écrites à l'occasion de ces assemblées
générales. Mais lorsque la défiance à l'égard des dirigeants
s'accentue, les minoritaires n'hésitent plus à diligenter
des mesures d'expertise judiciaire, véritables préambules
à des actions en responsabilité contre le management.
Les
droits traditionnels des actionnaires minoritaires
Notre droit des sociétés
résulte principalement de la loi de 1966. L'esprit du
législateur à l'époque, était de doter notre dispositif
légal de moyens permettant aux actionnaires de se protéger
contre toute dérive des dirigeants. Ce dispositif est
aujourd'hui constitué d'une batterie de mesures qui
permettent aux actionnaires minoritaires de faire entendre
leur voix auprès des dirigeants de l'entreprise, notamment
:
- Le droit pour tout actionnaire de participer aux assemblées
générales.
- Le droit de se faire communiquer des informations
sur la société, soit à l'occasion d'une assemblée générale
soit en dehors de toute réunion.
- Le droit pour tout actionnaire représentant 5 % du
capital si celui-ci est de au plus égal à 750.000 euros
(pourcentage moindre si le capital est supérieur) de
demander l'inscription d'un projet de résolution à l'ordre
du jour de l'assemblée.
- Le droit de poser des
questions écrites avant une assemblée.
- Le droit d'intenter individuellement une action en
responsabilité contre les dirigeants.
- Le droit de demander la récusation en justice du commissaire
aux comptes si les demandeurs représentent au moins
5 % du capital.
Malgré
les retouches régulières de notre droit des sociétés,
ces mesures paraissent parfois bien légères pour ébranler
un management en place et en tout cas souvent inefficaces
pour amener un groupe d'actionnaires minoritaires à
faire entendre sa différence auprès des dirigeants.
Ainsi, le droit d'information
ne porte que sur des sujets très généraux tels que la
liste des actionnaires, les statuts, les comptes sociaux,
les rapports des commissaires aux comptes, etc
Dès
qu'il s'agit de recueillir des informations plus précises
sur une opération particulière, les dirigeants peuvent
se retrancher derrière les limites strictes que la loi
a fixées au droit de communication et d'information
des actionnaires.
Aussi voit-on se développer
la mise en uvre de mesures d'expertise que les minoritaires
utilisent soit pour se faire confirmer la régularité
de certaines décisions de gestion des dirigeants, soit
pour se ménager des preuves préalablement à l'engagement
de procédures judiciaires à l'encontre des dirigeants.
L'expertise
de "minorité"
Cette mesure, également connue sous le nom d'expertise
de gestion, est réglementée par les dispositions de
l'article L 225-231 du nouveau code de commerce. Elle
permet à des actionnaires représentant 5 % du capital
social de demander en référé la désignation d'un ou
plusieurs experts chargés de présenter un rapport sur
une ou plusieurs opérations de gestion déterminées.
La loi NRE du 15 mai 2001 a
créé une étape préalable : celle d'avoir d'abord posé
des questions au président de la société. Ce n'est qu'en
l'absence de réponse ou de réponse jugée insatisfaisante
que les actionnaires pourront alors demander la désignation
d'un expert.
Bien sûr, le seuil de 5 % est
difficilement atteignable dans une société cotée. En
revanche, dans une société non cotée, cette mesure offre
aux minoritaires un réel moyen de se faire une opinion
objective sur certaines opérations de gestion suscitant
leurs doutes.
Pour être recevable, la demande
d'expertise doit porter sur une ou des opérations de
gestion précisément identifiées dans la requête. En
d'autres termes, elle ne peut pas porter sur la gestion
en général de l'équipe dirigeante.
Une fois nommé, l'expert établit
un rapport sur l'opération visée. Si ce rapport fait
ressortir des dysfonctionnements ou des éléments exorbitant
une gestion normale que les minoritaires pourront engager
l'étape judiciaire suivante consistant à mettre en cause
la responsabilité des dirigeants. Le rapport de l'expert
de minorité constituera un élément à charge contre les
dirigeants auquel ces derniers devrons alors apporter
la contradiction.
L'expertise
judiciaire
L'expertise
de " minorité " peut parfois être impossible à mettre
en uvre. C'est notamment le cas lorsque les minoritaires
ne disposent pas des 5 % du capital. Aussi, voit-on
ressurgir une mesure judiciaire jusqu'à présent peu
pratiquée dans ce domaine, l'expertise judiciaire traditionnelle.
Celle-ci est prévue par l'article 145 du nouveau code
de procédure civile (NCPC) qui dispose que tout intéressé
peut demander des mesures d'instruction par voie de
requête ou de référé s'il existe un motif légitime de
conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de
faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige.
Le fait que " tout intéressé " puisse engager une telle
procédure règle le problème de seuil de 5 %.
Au
plus fort de l'affaire Vivendi (Tribunal de Commerce
de Paris 27 juin 2002), la justice avait dénié à l'Adam
le droit de recourir à ces dispositions contre des dirigeants
de Vivendi, considérant qu'il s'agissait là du dévoiement
d'une disposition à caractère général dès lors qu'il
existait la procédure spéciale d'expertise de " minorité
" prévue par le nouveau code de commerce.
Mais
un arrêt de la Cour d'Appel de Paris du 27 octobre 2002
est venu contredire cette première décision (Orex /
Phénix Edition) et rétablir la possibilité pour des
actionnaires d'utiliser cette mesure pour obtenir des
éclaircissements sur la gestion de la société. La Cour
souligne qu'il importe peu qu'en sa qualité d'actionnaire,
le demandeur dispose du droit d'engager la procédure
prévue par l'article L 225-231 du nouveau code de commerce
(" expertise de minorité "), et que ce droit ne saurait
le priver de la faculté de demander des mesures d'instruction
sur le fondement de l'article 145 du NCPC ("expertise
judiciaire").
Conclusion
Cette
précision jurisprudentielle constitue une bonne nouvelle
pour les minoritaires. En effet, en créant l'obligation
d'interrogation du président préalablement à la mise
en uvre de " l'expertise de minorité ", la loi NRE
a certainement partiellement vidé de son intérêt le
moyen de pression sur les dirigeants que constitue l'expertise
effectuée par un tiers. Les réponses apportées par le
président, à défaut de lever totalement le doute des
actionnaires sur la gestion, suffisent à couper court
à une suite judiciaire.
Dans
une situation de grave conflit entre dirigeants et actionnaires
suspicieux, on recommandera donc à ces derniers de choisir
la voie de l'expertise judiciaire prévue par l'article
145 du NCPC. Elle permettra de se ménager sans délai
les moyens de preuve qui pourront ultérieurement être
éventuellement exploités dans le cadre d'une action
en responsabilité. Elle attestera de la détermination
des actionnaires de porter le débat sur le terrain judiciaire.
Elle donnera à un tiers, l'expert, l'occasion de donner
un avis impartial et approfondi sur les opérations suspectes
et de peut-être de désamorcer ainsi la crise.
[legal@paulhan-avocat.com]
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