Avocat aux Barreaux de Paris et de Bruxelles, chargé d'enseignement à l'Université Paris I (Sorbonne) |
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A la veille du débat parlementaire sur le projet de
loi "Droit d'auteur et droits voisins dans la société
de l'information", les différents protagonistes du débat
houleux du peer-to-peer (P2P) fourbissent leurs armes.
En effet, deux rapports viennent d'être publiés - simultanément -,
qui préconisent des solutions diamétralement opposées.
La position
du CSPLA
D'un côté, le Conseil supérieur de la propriété littéraire
et artistique (CSPLA), chargé de conseiller le ministre
de la culture et de la communication, publie la synthèse
de ses travaux entamés un an auparavant (lire l'article
du JDN du 09/12/05). En porte à faux avec la dernière
jurisprudence en la matière (en particulier l'arrêt
de la Cour d'appel de Montpellier de mars 2005), le
CSPLA se déclare hostile à l'exception de copie privée
appliquée au téléchargement d'uvres : "En ce
qui concerne le download dissocié de l'opération d'upload,
la très grande majorité des membres de la Commission
considère qu'il s'agit d'un acte de contrefaçon".
S'agissant des propositions de licence globale avancées
par les associations de consommateurs et d'artistes
(voir ci-après), le Conseil les qualifie d'impraticables
aux motifs que :
1. la solution serait difficilement conciliable avec
les engagements internationaux de la France
2. l'adoption de la licence globale empêcherait le développement
des offres déjà mises en place avec l'autorisation des
ayants droit et conduirait à un accroissement rapide
du trafic, ce que les réseaux des FAI ne sauraient absorber
à court terme dans les mêmes conditions économiques.
Partant de ce constat, le Conseil préconise de :
1. Favoriser les dispositifs anti-copie ainsi que l'émergence
d'un P2P légal, étant entendu que de nombreuses questions
restent encore à régler (en particulier la modélisation
technique, juridique et économique qui permettra d'obtenir
toutes les autorisations des ayants droit)
2. Une intervention du législateur visant à responsabiliser
les fournisseurs de logiciels de P2P. Dans la foulée
de l'arrêt Grokster de la Cour suprême des Etats-Unis,
le Conseil recommande en effet de consacrer sans ambiguïté
la responsabilité des éditeurs de logiciels P2P et de
tous ceux qui sont directement impliqués dans cette
activité. L'avis est accompagné d'un projet d'amendement
au Code de la propriété intellectuelle, qui concerne
tous les logiciels permettant une "mise à disposition
d'uvres", notion pour le moins large.
La position
de l'Alliance Public-Artistes
Afin de contrecarrer les conclusions du CSPLA, un rapport
favorable à une "légalisation" du P2P a été rendu public
le même jour. Ce rapport émane de l'Alliance Public-Artistes,
qui réunit plus de 15 organismes représentant, entre
autres, les intérêts des musiciens, comédiens, producteurs
indépendants et des consommateurs. Ce rapport a été
élaboré par l'Institut de Recherche de Droit Privé de
l'Université de Nantes, sous la direction du Professeur
André Lucas. Ses conclusions sont sans ambages :
1. conformément aux dernières décisions de justice rendues
en matière de téléchargement, la copie privée peut être
appliquée, même lorsque la source de la copie n'est
pas licite
2. le système de licence légale n'apparaît pas comme
contraire aux engagements internationaux de la France
(en particulier le fameux "triple test" consacré par
la directive européenne sur le droit d'auteur dans la
société de l'information)
3. il apparaît également légitime car la situation du
P2P ne serait pas très différente de celle des uvres
photocopiées (reprographie), qui font l'objet d'une
gestion collective obligatoire.
Sur
cette base, l'Alliance propose un système de licence
globale similaire à celui déjà présenté par le député
Suguenot dans sa proposition de loi du 13 juillet 2005
(lire la tribune
dans le JDN du 13/09/05). La proposition du
député Suguenot, qui a entre-temps reçu le soutien de
dizaines d'autres députés, vise à légaliser les pratiques
d'échange entre particuliers à des fins non commerciales
d'uvres et d'interprétations sur les réseaux de communication
en ligne, dont les réseaux P2P.
Toutefois, la position de l'Alliance diffère sur un
point : pour elle, la licence globale devrait être optionnelle
pour l'internaute. Ainsi, les internautes n'auraient
pas à s'acquitter de la rémunération forfaitaire (via
leur abonnement Internet) s'ils ne procèdent à aucun
échange de fichiers ou utilisent des services de plates-formes
payantes.
De surcroît, le 9 décembre dernier, un livre blanc sur
le P2P a été remis aux députés de l'Assemblée nationale.
Ce livre blanc compile les contributions de différents
organismes représentant les auteurs et éditeurs de logiciels,
les consommateurs, les artistes interprètes, les auteurs
et éditeurs de logiciels, les auteurs de musique et
utilisateurs de logiciels libres.
Copie
privée : une exception française
L'exception de copie privée est aussi une
exception française. En effet, contrairement à de nombreux
autres législations européennes, rien dans la loi ne
précise si le "copieur" doit avoir acquis "licitement"
l'original dont il entend faire une copie (à l'identique
dans l'environnement numérique). C'est la raison pour
laquelle les tribunaux ont, jusqu'à présent (et sous
réserve d'une éventuelle censure par la Cour de cassation),
légitimé le téléchargement "désintéressé", c'est-à-dire
effectué en vue d'un usage privé (parfois interprété
de manière large).
Mais le vrai débat s'articule aujourd'hui autour de
la conformité de la copie privée en matière de téléchargement
avec les engagements internationaux de la France, en
particulier le fameux "triple test", dont on retrouve
plusieurs applications dans le projet de loi qui sera
discuté le 20 décembre au Parlement. En résumé, les
exceptions au droit d'auteur (et aux droits des producteurs
et artistes) - dont la copie privée - ne peuvent
porter atteinte à l'exploitation normale de l'uvre
ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes
de l'auteur (ou des producteurs et artistes).
Dans quelle mesure la copie privée "sans limite" sur
Internet porte-t-elle indûment atteinte aux intérêts
légitimes de l'industrie musicale ? La Cour d'appel
de Paris a déjà eu l'occasion de se prononcer sur la
question du triple test en matière de dispositifs anti-copie
de DVD. Elle a conclu que les consommateurs avaient
droit à la copie privée, les dispositifs anti-copie
ne pouvant restreindre ce droit
Mais le projet de loi
devrait changer au moins partiellement la donne puisqu'il
garantit aux producteurs le droit de limiter le nombre
de copies.
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