PAR ANNE COUSIN
La qualité d'hébergeur n'exclut pas celle d'éditeur
La Cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 7 juin 2006 concernant Tiscali Media, a refusé de se laisser enfermer dans une définition technique et étroite de la qualité d'hébergeur. Elle privilégie l'analyse des prestations effectivement fournies par l'hébergeur à ses clients.  (04/07/2006)
 
Avocate à la Cour, Denton Wilde Sapte
Chargée d'enseignement à l'Université de Paris I
 
   Le site
Dentonwildesapte.com
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Le 23 janvier 2002, le Centre National de lutte contre la délinquance de haute technologie avait informé la société Dargaud Lombard de la diffusion du texte intégral de plusieurs bandes dessinées mettant en scène Blake et Mortimer ainsi que Lucky Luke par plusieurs sites Internet hébergés par Tiscali Media et sans autorisation des sociétés Dargaud Lombard et Lucky Comics.

L'hébergeur responsable d'actes de contrefaçon
Après avoir obtenu auprès de Tiscali Media des informations fantaisistes sur les responsables de ces sites, les deux sociétés titulaires des droits portant sur les bandes dessinées l'ont assignée devant le Tribunal de commerce de Paris sur le fondement de la contrefaçon d'une part, et sur celui de la responsabilité délictuelle de droit commun, d'autre part.

Cette action a été rejetée sur le premier moyen mais accueilli sur le second. Dans son jugement du 16 février 2005, le Tribunal de commerce de Paris estime en effet que Tiscali a violé l'article 43-9 de la loi du 1er août 2000 alors applicable et lui faisant obligation de détenir et de conserver les données de nature à permettre l'identification de toute personne ayant contribué à la création d'un contenu des services dont elle est prestataire.

Celle-ci forme alors appel contre le jugement, et la Cour non seulement considère que Tiscali Media a engagé sa responsabilité délictuelle en se contentant des coordonnées fantaisistes fournies par son client, mais encore, et c'est le point important, juge qu'elle a elle-même commis des actes de contrefaçon des bandes dessinées précitées.

La responsabilité de l'hébergeur assimilée à celle de l'éditeur
Pour parvenir à cette conclusion rendue sous l'empire de la loi du 1er août 2000 abrogée par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN), la Cour refuse résolument de s'arrêter à la qualité de fournisseur d'hébergement de Tiscali Media et surtout d'en déduire qu'elle ne serait pas responsable du contenu hébergé.

Il est vrai que l'article 43-9 de la loi de 2000 prévoyait que les prestataires d'hébergement ne pouvaient être pénalement ou civilement responsables du fait du contenu de ces services que si, ayant été saisis par une autorité judiciaire, ils n'avaient pas agi promptement pour empêcher l'accès à ce contenu. La Cour ne le conteste pas mais considère que Tiscali Media ne s'était pas limitée à cette simple prestation d'hébergement et qu'elle avait bien la qualité d'auteur des sites Internet reproduisant sans autorisation les bandes dessinées litigieuses.

En qualité d'éditeur, elle devait donc logiquement répondre de la contrefaçon commise, alors qu'elle ignorait tout du caractère illicite de la reproduction des œuvres et qu'en outre, elle avait immédiatement suspendu l'accès au site dès la délivrance de l'assignation en référé et sans attendre le jugement du Tribunal.

Examinant en détail les prestations effectivement fournies par Tiscali Media à ses clients, la Cour d'appel relève que celle-ci ne se limitait pas à une simple prestation technique, mais proposait aux internautes de créer leur page personnelle à partir de son propre site Cheztiscali.fr, et que c'est à partir de celui-ci que les pages personnelles contrefaisantes avaient été créées.

Elle relève également que Tiscali Media proposait aux annonceurs de diffuser des annonces publicitaires sur les pages personnelles hébergées et que tel était notamment le cas des pages personnelles litigieuses.

Qu'est-ce qu'un éditeur ?
L'éditeur est rarement cité ou visé par la loi. Il l'est par exemple à l'article 42 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui le rend passible comme auteur principal des peines encourues en cas de délit commis par la voie de la presse mais sans le définir. Il l'est également, sans plus de précisions, par la LCEN qui s'intéresse à son article 6.III.1 aux personnes "dont l'activité est d'éditer un service de communication au public en ligne".

Il est tout à fait clair en tout cas que l'éditeur est responsable du contenu édité et que la qualité d'éditeur peut être reconnue à une personne ou à une entreprise, même indépendamment de sa volonté exprimée, qui organise, finance la publication ou assure elle-même le choix des sujets publiés.

La responsabilité de l'hébergeur assimilée à celle du producteur
Il semble que la qualité de producteur aurait pu également être attribuée à Tiscali Media, ce qui n'aurait pas manqué d'entraîner les mêmes résultats quant à sa responsabilité. La Cour de cassation s'est d'ailleurs prononcée en ce sens par arrêt du 8 décembre 1998 à propos d'un service accessible par minitel. Considérant que ce service constituait un moyen de communication audiovisuelle soumis aux dispositions de la loi du 29 juillet 1982, la Cour y applique son article 93-3 qui fait du producteur l'auteur principal des abus à la liberté d'expression dans l'hypothèse ou le message incriminé n'a pas fait l'objet d'une fixation préalable à sa communication au public.

Il s'agissait en l'espèce d'un forum permettant aux utilisateurs de dialoguer et d'échanger en temps réel leurs opinions religieuses et politiques. A la suite d'un message anonyme violant la loi du 29 juillet 1881 à laquelle renvoie la loi du 29 juillet 1982, des poursuites avait été engagées à l'encontre de son responsable. Celui-ci s'est défendu en soutenant que n'ayant aucun contrôle sur les messages échangés, ni avant leur communication au public ni après, et que n'étant pas en mesure d'en effacer le contenu, il ne pouvait se voir attribuer la qualité de producteur et endosser la responsabilité en découlant.

La Cour de cassation considère au contraire que même en l'absence de contrôle à priori ou à posteriori sur les messages, en ayant pris l'initiative de créer ce service, il devait répondre des infractions commises par l'intermédiaire du service, peu importe qu'il ne soit pas en mesure techniquement de les surveiller.

Nul doute que la solution dégagée par la Cour de cassation dans cette affaire soit aisément transposable au réseau Internet. C'est d'ailleurs explicitement pour l'éviter que l'article 6-6 de la LCEN précise que les fournisseurs d'accès et d'hébergement ne sont pas des producteurs au sens de l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle.

La responsabilité de l'hébergeur est liée à l'étendue de ses prestations effectives
La réforme avait donc voulu tirer toutes les conséquences de la jurisprudence antérieure. Encore faut-il néanmoins que les prestataires d'accès et d'hébergement se limitent bien effectivement à la fourniture de telle prestation. Si en revanche, comme dans le cas examiné par la Cour d'appel de Paris, ils ne sont plus les simples intermédiaires techniques que l'on sait, rien n'empêche que leur responsabilité ne soit retenue conformément au droit commun.

Cet arrêt illustre d'ailleurs bien l'affrontement inévitable qui existe entre deux logiques opposées exprimées par les grandes lois françaises garantissant la liberté d'expression et en posant les limites, d'une part, et d'autre part les textes plus récents qui, pour tenir compte des évolutions des technologies, entendent protéger un certain nombre de prestataires des recours en responsabilité que les tiers pourraient entendre exercer à leur encontre.

Pour la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse comme pour les textes subséquents consacrés à un vecteur particulier de diffusion de la pensée, il est indispensable de s'assurer qu'un responsable au moins répondra des abus à ladite liberté. Toute une série de dispositions ne deviennent vraiment claires qu'à la condition de garder présent à l'esprit qu'une ou plusieurs personnes devront dans tous les cas en répondre.

A l'inverse, la loi du 1er août 2000 ou celle du 21 juin 2004 qui lui a fait suite, sont toutes entières inspirées par la volonté de placer résolument les prestataires techniques, supposés insusceptibles d'exercer un quelconque contrôle sur le contenu des messages diffusés par leur intermédiaire, à l'abri des mises en cause, à condition qu'ils aient agi avec diligence lorsqu'un contenu illicite leur aura été signalé.

Il est logique que le point d'équilibre dégagé par la LCEN cède lorsque, quelle que soit sa dénomination technique, un fournisseur ne se limite pas à cette neutralité, mais au contraire intervient plus largement sur le contenu même ou son organisation ou sa présentation.

Il est vrai qu'avant l'entrée en vigueur de la loi du 1er août 2000, les premiers tâtonnements du droit de l'Internet avaient été largement inspirés par l'application sans doute un peu rigide des principes de responsabilité retenus par les lois du 29 juillet 1881 et du 29 juillet 1982, aboutissant à des condamnations parfois contestables d'intermédiaires certes très efficaces et puissants économiquement, mais incapables d'agir en amont sur le contenu transporté ou diffusé. La réaction légale ne s'est pas faite attendre mais encore faut-il que les nouvelles règles alors forgées soient bien limitées aux cas qu'elles ont voulu régir.

Il reste donc crucial pour tout fournisseur d'hébergement de procéder à une analyse concrète des services qu'il offre réellement à ses abonnés, puisque la protection que lui accorde désormais l'article 6-2 de la loi du 21 juin 2004 ne suffit désormais manifestement pas à lui garantir que sa responsabilité ne sera pas recherchée du fait des contenus stockés, même s'il a agi promptement après en avoir pris effectivement connaissance.

S'il s'agit de l'apport manifeste de l'arrêt et si c'est à ce titre qu'il fera date, si bien sûr la Cour de cassation le confirme dans l'hypothèse où un pourvoi serait formé contre lui, il apporte également une importante précision sur les vérifications attendues des prestataires techniques sur l'identité de leurs clients.

Un peu rapidement, Tiscali Media s'était en effet satisfaite d'informations purement fantaisistes qu'une attention même peu vigilante lui aurait permis de détecter comme telles. Pour ne pas s'être montrée plus exigeante, le Tribunal puis la Cour considèrent qu'elle a commis une négligence au sens de l'article 1383 du Code civil et de ce fait, engagé sa responsabilité à l'égard des titulaires des droits sur les bandes dessinées.

Juridiquement, cette négligence aurait suffit à entraîner la condamnation de Tiscali Media à indemniser le préjudice subi par ces dernières. Là aussi, la solution dégagée par l'arrêt revêt une importance pratique indéniable et nul doute que l'avertissement sera entendu.

 
 

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