Les médias français condamnés à jouer les équilibristes sur Facebook

Les médias français condamnés à jouer les équilibristes sur Facebook Le réseau social change encore son algorithme de diffusion des news. Le lot quotidien des éditeurs partenaires, déjà prêts aux "surprises" que leur réserve la plateforme en 2018.

Moins d'actualité et plus de publications de proches. C'est en substance l'annonce fait le 11 janvier  par Mark Zuckerberg et le dernier épisode de la relation tumultueuse entre Facebook et les médias. Facebook, ce faiseur de roi, qui fait naître des succès d'audience comme Brut ou Chef Club mais suscite la méfiance de grands groupes médias comme Le Figaro ou L'Equipe. Des groupes "traditionnels" qui ont dû mal à composer avec les revirements perpétuels d'une plateforme qui les exhortait il y a moins de 6 mois à mettre le paquet sur la vidéo "sous peine de mourir"… avant d'annoncer qu'elle en limiterait finalement la place car les gens ne les regardent pas tant que ça. Un volte-face qui est loin d'être un cas isolé : le format natif maison Instant Articles a par exemple quasiment disparu des flux de son application, après un intense lobbying auprès des éditeurs il y a deux ans.

Composer avec le "test and learn" de Facebook

Bertrand Gié, le directeur délégué du pôle News du Figaro, a lui encore en tête l'époque où Facebook voulait promouvoir son Social Reader. "On nous a demandé de mettre près de 50 000 euros pour un format qui a fermé quelques mois plus tard." Son groupe a connu une nouvelle désillusion en apprenant mi-octobre que le partenariat noué avec la plateforme en début d'année, qui finançait une grande partie des lives Facebook qu'il produisait, s'arrêterait fin décembre… Le directeur du numérique de L'Equipe, Emmanuel Alix, qui contrairement au Monde et au Figaro avait refusé le deal proposé à l'époque, souffle. "Je me suis demandé si je n'avais pas fait une erreur tant c'était intéressant financièrement. Mais c'était très lourd à mettre en place – on parle tout de même de quarante live par mois - et la récente annonce de Facebook m'a ôté tout doute."

Pendant que ses concurrents mobilisaient toutes leurs ressources pour produire les live promis, le groupe assure avoir développé une expertise dans le montage et la réalisation de contenus vidéos pérennes. "Ça aurait été plus difficile de tirer quoi que ce soit des nombreux tournages de live", note Emmanuel Alix. Bref, résumé Bertrand Gié, "il est difficile de travailler avec un partenaire aussi versatile que Facebook."

Johan  Hufnagel, cofondateur du média 100% vidéo Loopsider, ne réfute pas cette difficulté mais préfère rester pragmatique. "Ces plateformes ont érigé la souplesse en modèle de développement, rappelle-t-il. Il faut pouvoir s'accommoder de ces changements sans préavis. C'est le prix à payer pour profiter des formidables opportunités qu'elles proposent côté audience." 10 jours après son lancement, Loopsider comptabilisait près de 3 millions de vidéos vues. "Sans Facebook, ça aurait été impossible d'espérer une telle performance."

80% des 210 millions de vidéos vues de Brut proviennent de Facebook

Pas question non plus pour Brut, dont 80% des 210 millions de vidéos vues par mois proviennent de Facebook, de désavouer son partenaire. Lorsqu'on lui demande si un tel rapport de force l'inquiète, Guillaume Lacroix, son cofondateur, botte en touche : "Est-ce que vous poseriez cette question à un producteur qui bosse à 80% avec TF1 ? La plateforme nous a permis de devenir en moins d'un an un média global, présent aux Etats-Unis et bientôt en Inde où nous sommes en phase de test. On lui doit énormément". Et à en croire le patron de Brut, les intérêts sont partagés. Dans la bataille de l'attention menée contre Snapchat et consorts, Facebook a tout intérêt à continuer à pousser des contenus de qualité à ses utilisateurs s'il veut continuer à les maintenir en son sein près de trente minutes par jour.

Guillaume Lacroix voit d'ailleurs l'annonce faite par Marck Zuckerberg comme un plébiscite pour les médias tels que Brut. "Facebook va privilégier les médias dont les contenus sont likés, commentés et partagés par ses utilisateurs au détriment des pages top-down qui ne génèrent aucun engagement", prévoit-il. Ça tombe bien pour Brut, 90% de son reach vidéo est obtenu via du earned media (les actions réalisées par ses fans). "Ce qu'on va peut-être un peu perdre côté audience sera largement compensé par les gains substantiels de part de marché", assure d'ailleurs Guillaume Lacroix.

Prudent, Johan Hufnagel mise tout de même sur la diversification des canaux : "Notre développement sur Youtube, Instagram et même sur un site propriétaire sont des projets sur lesquels nous planchons." La décision du pionnier des médias sociaux, NowThis, de rebrancher son site trois ans après l'avoir fermé, est à ce titre symbolique. Même réflexion chez le champion de Facebook, Brut. "On va travailler sur Instagram, Youtube et Snapchat avec des équipes dédiées", confie Guillaume Lacroix.

Reste qu'en 2018, les médias vont devoir continuer à surfer sur les desideratas de Facebook. Ce dernier a deux priorités selon nos interlocuteurs : pousser le développement des groupes (pour continuer à rapprocher les communautés) et Facebook Watch, son espace de contenus vidéos exclusifs. Pour l'instant uniquement disponible aux Etats-Unis, le service pourrait faire son arrivée dans l'Hexagone cette année. "Facebook nous a présenté le produit l'été dernier, sans pour autant nous donner beaucoup d'informations quant au modèle économique et aux formats", raconte Emmanuel Alix, qui se demande si la décision d'arrêter de financer les Live signifie que la plateforme le fera pour Watch.

"Facebook nous a suggéré de créer des groupes et d'en laisser l'animation à un journaliste"

Les médias se plaignent continuellement  de Facebook mais vous pouvez être sûr qu'ils accourront si ce dernier lance Watch avec des conditions intéressantes", annonce Johan Hufnagel. "On a une grande expérience de la TV et on regarde de près ce que l'on pourrait proposer sur Watch. On discute avec Facebook mais on ne veut pas brûler les étapes", commente Guillaume Lacroix.

De son côté, Le Figaro en est convaincu, la seule stratégie viable est de tout faire pour ne pas dépendre de la plateforme et de la prendre pour ce qu'elle est : un relai parmi d'autres de la marque Figaro. Moins de 10% de son audience provient du réseau social.  Même logique au sein de L'Equipe où on se féliciteso d'être une marque forte, consommée à 80% en accès direct par ses clients.

Tous deux continuent pour autant à explorer les pistes proposées par Facebook. "La plateforme nous a suggéré de créer des groupes et d'en laisser l'animation à un journaliste spécialisé dans la thématique concernée", révèle Bertrand Gié. Le Figaro réfléchit à la proposition, tout comme Brut qui estime que la logique des groupes rejoint la volonté du média de "lancer des discussions et les laisser se développer au sein de la plateforme. "On va y aller, c'est sûr", annonce Guillaume Lacroix. Emmanuel Alix est, lui, plus dubitatif : "Ça me parait plus compliqué sur une thématique comme le football où le travail de modération serait énorme."

La mort annoncée du lien sortant

Reste une grosse inquiétude : la mort annoncée du lien sortant. "Facebook baisse régulièrement le reach des posts qui amènent le lecteur en dehors de sa plateforme", poursuit le responsable du numérique de L'Equipe. Même constat au Figaro où on évoque une "baisse du reach et de la part de trafic apporté par Facebook depuis l'été dernier". Le ratio est tombé à 10% de l'audience du groupe.

Une telle pratique, si elle était avérée, porterait préjudice à un groupe comme Cerise Media. Contrairement à des Brut ou des Chef Club, toute la raison de sa présence sur Facebook est d'apporter du clic à ses navires amiraux, les sites Gentside et Oh My Mag. Si leur audience a crû de 30% en 2017, elle pourrait être victime de la décision de Facebook. Pas de quoi inquiéter le patron de Cerise Media, Frédéric Daruty : "La résilience fait partie de l'ADN des groupes médias qui se sont développés en ligne. Nous avons dû perpétuellement nous adapter aux changements des plateformes qui nous distribuent, qu'il s'agisse des portails Internet, des moteurs de recherche ou de Facebook plus récemment…"