Il est remarquable que les prophètes
contemporains de "l'ère nouvelle" viennent des
marchés financiers. Laurent Mauriac, un journaliste [et
auteur de "Les Flingueurs du Net", Calmann-lévy,
2002. Lire les bonnes
feuilles dans le JDN], qui a suivi de près l'économie
Internet dès ses origines, identifie le premier zélateur
en la personne de Mary Meeker, analyste financier chez
Morgan Stanley. En février 1996, elle publie une volumineuse
étude intitulée "The Internet Report". Il est
peu usuel que les banques d'affaires rendent publics leurs
travaux internes, mais cette fois, cette étude est largement
diffusée et deviendra même un "best-seller".
Mary
Meeker propose à ses lecteurs une approche de l'analyse
économique en se basant sur la jeune histoire de la
société américaine Netscape. Netscape est en réalité
le nouveau nom de Mosaïc Communications (savoureux clin
d'il de l'histoire, puisque le virus qui "cassait"
les tulipes hollandaises s'appelait aussi mosaïque),
créée en 1994 par Jim Clark, un habitué des start-up
puisque c'est lui qui avait déjà lancé Silicon Graphics,
spécialisée dans les logiciels d'images de synthèse.
Qu'est-ce que Mosaïc ? Un logiciel développé par une
petite équipe d'étudiants dont le leader est Marc Andreesen,
alors âgé de 22 ans et qui permet aux non informaticiens
de naviguer plus facilement sur ce nouveau réseau de
bases de données, baptisé Internet, qui était alors
un outil au service des chercheurs, des universitaires,
et des militaires. Au fond, ce logiciel permettait l'accès
du grand public à la "toile".
Stupéfaction
générale
L'alliance entre l'homme
d'entreprise et l'étudiant fait merveille. Le logiciel
fait des millions d'adeptes, la société est rebaptisée
Netscape, et Jim Clark fait appel aux investisseurs
en capital-risque pour la financer, ce qui constitue
une innovation à l'époque. Il tente un pari audacieux
: introduire la société en Bourse après moins de deux
ans d'existence. Il parvient à convaincre une banque
d'affaires
Morgan Stanley, de réaliser l'opération.
Le 9 août 1995, c'est chose
faite, et à la stupéfaction générale, le cours d'introduction
double le jour même. Jim Clark se retrouve subitement
à la tête d'une fortune de 565 millions de dollars et
les fonds de capital-risque voient leur investissement
de départ de 3,5 millions de dollars valorisé à 256
millions. En une journée
(...) Du coup, Mary Meeker,
tente de "modéliser" l'expérience. Dans l'approche
financière classique, une introduction en Bourse sanctionne
plusieurs années d'existence, un "historique"
financier sans failles, une antériorité du management.
Netscape est de ce point de vue un contre-modèle. Pour
Mary Meeker, c'est le premier épisode d'une révolution
annoncée. Il est désormais établi que l'Internet change
la vision économique, qu'il va remodeler le paysage
des entreprises, qu'une affaire en pertes peut aller
en Bourse et y réussir et que seuls compteront désormais
la notoriété et les parts de marché.
Sur une centaine de pages,
Mary Meeker multiplie les prédictions du genre, "en
2000, il y aura davantage de gens devant leur ordinateur
personnel à 20 heures que devant la télévision"
ou "au cours de la prochaine décade, Internet deviendra
aussi indispensable que le téléphone".
Analyse
autocentrée
Beaucoup de ces intuitions
ne sont d'ailleurs pas fausses, mais ce sont les anticipations
de la taille des marchés potentiels et leur vitesse
de développement qui vont s'avérer fantaisistes. Il
est frappant de constater qu'aucun raisonnement macro-économique
ne vient tempérer l'enthousiasme de la jeune analyste.
Son analyse est autocentrée comme si l'Internet allait
constituer un monde à part, sans connexion avec la réalité,
avec les habitudes de consommation, les arbitrages de
bon sens que réalisent les ménages en matière d'allocations
de ressources, les retards fréquents dans le développement
des nouvelles technologies. Cent pages d'un enthousiasme
débridé, sans recul ni mise en perspective.
En tout cas, c'est un argumentaire
suffisamment convaincant pour que dès avril 1996 trois
sociétés Internet fassent leur entrée en Bourse, Lycos,
Excite et Yahoo, suivis par Amazon.com en mai de l'année
suivante, puis par la multitude que l'on sait.
En juillet 1997, l'hebdomadaire
américain "Business Week" arrive dans les
kiosques avec cette bouleversante révélation : le monde
entre dans une nouvelle ère. Il se fait ainsi l'écho
d'une inflexion significative des analyses économiques.
Les propos d'Alan Greenspan, le président de la Réserve
Fédérale américaine le 5 décembre 1996 qui dénonçait
"l'exubérance irrationnelle" des marchés n'ayant
provoqué aucun effet sur les cours de Bourse, il faut
bien attribuer la hausse des marchés, qui s'accélère
depuis quelques mois, à un facteur quelconque.
L'expliquer par la reprise
de la croissance des économies américaine et européenne
est insuffisant et
ennuyeux. Le boom des marchés est
inattendu, il lui faut une explication inattendue. Ce
sera celle de l'ère nouvelle et de la "nouvelle
économie". Elle a déjà servi dans le passé, mais
pas grand monde ne s'en souvient. En réalité, c'est
parce que l'étude des fondamentaux de l'économie et
des entreprises ne justifie pas une telle euphorie boursière,
que la thèse de l'ère nouvelle reprend du service, comme
en 1901 et en 1929. Évidemment, on ne parle plus de
l'électricité ou de l'automobile, mais de l'Internet.
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