Le patron a téléchargé une
sonnerie de jeune sur son portable (un tube de Dido).
Au siège, un baby-foot très ancienne-nouvelle économie
trône dans l'entrée. Nous ne sommes pourtant plus dans
une start-up. Logée dans le quartier de l'Opéra et installée
dans un immeuble rempli de sociétés japonaises, Kelkoo
gère aujourd'hui le troisième site européen en
terme d'audience dans la catégorie e-Commerce :
plus de 5 millions de visiteurs uniques en septembre,
derrière les Américains eBay (22 millions) et Amazon
(11,6 millions), selon Nielsen/NetRatings [NDLR : le
chiffre de Kelkoo ne prend pas en compte la Norvège et
le Danemark, où Nielsen n'est pas présent].
La société emploie 190 personnes, deux fois plus qu'il
y a un an. Si une rumeur de vente - fermement démentie
par la direction - a couru, la société
est surtout citée parmi les candidats possibles à une
introduction en Bourse. Une IPO qui aurait valeur de symbole
: celle d'une "valeur Internet" française, une rareté
depuis la bulle. Bref, Kelkoo porte tous les signes extérieurs
du succès.
A
la machine à café, en tous cas, les conversations sont
souvent aériennes ("Je suis rentré hier de Berlin",
"Tu vas à Milan vendredi ?"). Créée en octobre 1999,
la société est aujourd'hui implantée dans neuf pays
et l'activité au Royaume-Uni dépasse celle du marché
historique, la France. Au troisième trimestre, Kelkoo
a réalisé un chiffre d'affaires de 10,4 millions d'euros,
contre 3,5 millions sur la même période en 2002. Dans
le même temps, le montant des ventes générées par les
2 000 marchands référencés a atteint 220 millions
d'euros.
"Nous serons à l'équilibre
dans douze mois", annonçait en septembre 2001 Pierre
Chappaz, le PDG-fondateur de Kelkoo lors d'un chat
sur le Journal du Net. Promesse tenue, puisque l'équilibre
en question était bien au rendez-vous un an plus tard,
selon la société. Fort diserte sur ses
performances et sa croissance, celle-ci reste évidemment
plus discrète sur ses résultats opérationnels (voir
les chiffres-clé
de Kelkoo). Pour connaitre tout des comptes audités
par Ernst&Young, il faudra attendre la Bourse et
ses exigences de transparence.
Fusions,
acquisitions et tensions...
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La start-up a vite grandi,
notamment par croissance externe grâce aux rachats de
plusieurs concurrents : l'espagnol DondeComprar.com
et le britannique Shopgenie.com en avril 2000, le norvégien
Zoomit.com en septembre 2000 ou le français Monsieur
Prix en septembre dernier. Chaque matin, Pierre Chappaz
surveille sur son écran le trafic de ses sites (dans
l'ordre, le Royaume-Uni, la France, l'Allemagne puis
les autres pays), ensuite les "leads" par
pays (le nombre de visites générées vers les sites marchands,
la "valeur ajoutée du trafic", dit-on chez Kelkoo, qui
en a enregistré 20 millions en octobre). Et enfin le
comportement des internautes (Kelkoo affirme pouvoir
suivre 40% des ventes générées).
Ebay et Amazon font partie,
avec Google, des sociétés auxquelles on se réfère le
plus volontiers chez Kelkoo. "Ils ont démarré en 1994,
cinq avant nous, rappelle fièrement Pierre Chappaz.
Aujourd'hui, nous sommes la seule boîte européenne qui
peut faire partie des joueurs de classe mondiale. Et
nous l'avons fait en trois ans et demi." Kelkoo est
désormais connu des internautes et évidemment des marchands.
"Ils ont en général une bonne image de nous, car nous
sommes leur principal apporteur d'affaires. Mais il
y a une marge à se partager et cela génère
forcément quelques tensions..."
Plusieurs des marchands que
nous avons contactés, qu'ils soient voyagistes ou distributeurs
de produits informatiques, ont préféré ne pas s'exprimer
sur leurs relations avec l'incontournable "apporteur
d'affaires". Mais son omniprésence comme ses méthodes
de négociation en agacent plus d'un, contraints de consacrer
en soupirant un part "défensive" de
leur maigre budget de communication à leur présence
sur Kelkoo. A l'inverse, Christophe Charles, de Cdiscount,
présent sur le site sous forme d'affiliation
depuis trois ans, estime que "Cdiscount étant positionné
sur le prix, un partenariat avec eux a du sens, puisqu'il
permet de nous étalonner par rapport à nos concurrents."
Bourse
et Amérique : les nouvelles frontières
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Ses quatre ans à peine
fêtés, l'ambitieux Kelkoo n'entend pas
s'arrêter là. Alors que certains des investisseurs
historiques pourraient se retirer en 2004 (l'échéance
de cinq ans est une moyenne habituelle chez les capitaux-risqueurs),
on parle donc de plus en plus de Bourse pour la société.
Le climat est favorable : aux Etats-Unis, les IPO
refleurissent, et il n'y a aucune raison pour que le
mouvement ne traverse pas l'Atlantique.
Pour l'instant, il est encore
difficile de déterminer la valorisation possible
d'un Kelkoo coté. Frédéric Humbert,
General Partner chez Innovacom et administrateur de
la société (lire son interview),
refuse ainsi de se laisser leurrer par les valorisations
avancées pour un Google ou celle d'un comparable
comme Yahoo. "Yahoo est actuellement valorisé
23 fois son chiffre d'affaires. Je ne pense pas que
Kelkoo vaille 23 fois 40 millions d'euros..."
Pierre Chappaz, lui, croit
en ses chances, le jour où... "Nous sommes extraordinairement
prévisibles, et ça plait à la Bourse. Je sais ou je
serai lors de chaque prochain trimestre, même si je
ne peux pas accélérer le temps." Interrogé sur
ses prévisions pour les prochains trimestres,
le PDG de Kelkoo affirme les réserver à
ses actionnaires. Et s'il n'écarte pas la possibilité
d'entrer en Bourse, il explique "ne pas y travailler
pour l'instant". Reste que cette dernière
serait synonyme de visibilité accrue - indispensable
dans le métier de Kelkoo - et fournirait un levier précieux
pour d'éventuelles acquisitions.
Car quand on a connu près
de 1.300 % de hausse du chiffre d'affaires en trois
ans, difficile de contenter de la croissance naturelle
de l'Internet, toute soutenue soit-elle. Le marché européen
est désormais bien contrôlé. La seule nouvelle
frontière envisageable serait donc américaine. "Opérer
un dixième pays, même les Etats-Unis, n'est pas insurmontable",
affirme-ton chez Kelkoo. D'autant que le marché US est
encore très éclaté entre de nombreux acteurs. Reste
à trouver la bonne cible. Le premier, Shopping.zone
(11,9 millions de visiteurs uniques en août, selon Nielsen)
pèse en apparence deux fois l'audience de Kelkoo. Mais
ce chiffre intègre le trafic au bureau et sur
les autres lieux de connection (université, web bars,
etc). Derrière, on trouve Yahoo Shopping et Bizrate,
puis des acteurs de moindre taille : Pirateshopping
(5,8 millions), NexTag (4,5 millions) ou Pricegrabber
(3,9 millions).
L'aventure américaine
ne fait pas forcément l'unanimité. Certains
proches de la société préfèrent
rappeler que Kelkoo bénéficie aujourd'hui
d'une unicité technologique sur ses marchés européens
qui explique en grande partie son succès. Quel serait
alors, demandent-ils, l'intérêt de développer des acquisitions
transatlantiques pour aller affronter Google sur ses
terres...
Garder
l'oeil sur la menace Google
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Réponses - boursière comme
américaine - dans les mois à venir. Mais en tant qu'acteur
aujourd'hui européen, et peut-être mondial demain,
Kelkoo n'oublie évidemment pas d'être paranoïaque. "On
surveille tout ce qui peut changer les conditions de
concurrence", explique Pierre Chappaz. Et de citer,
dans le désordre, le comportement des internautes, les
nouveaux intermédiaires comme Overture et Espotting
("Les liens sponsorisés ont tout changé, et de façon
fondamentale, en confirmant la tendance lourde de qualification
du trafic et en apportant un élément de maturité supplémentaire
du marché"), et les autres acteurs comme Yahoo Shopping,
MSN Shopping ou
Google.
Même si l'on refuse de trop
s'étendre sur ce dernier, il est évident que le moteur
de recherche américain occupe les esprits chez Kelkoo.
L'ultime déclic a peut-être eu lieu en décembre
2002, lorsque Google a annoncé qu'il testait une déclinaison
de son moteur de recherche sous forme de comparateur
de prix. Baptisée Froogle, cette énième trouvaille des
"Google Labs" est encore à l'état de version
de test aujourd'hui. Il n'empêche que l'initiative a
dû faire cogiter un peu plus du coté du comparateur.
Google s'intéressant à la comparaison,
Kelkoo devait lui se renforcer sur la recherche. Alors
que la société a développé
son activité essentiellement sur la comparaison
et le "shopping", le "search" est bien devenu
l'obsession maison, des équipes de développement aux
équipes marketing. En mars, la société annonçait le
lancement à l'été d'un nouveau moteur maison, baptisé
Kelbest. Celui-ci a été mis en place en juin mais a
perdu son nom entre-temps, puisque c'est tout Kelkoo
qui est devenu un "moteur de shopping".
Fier des prouesses de son moteur,
Pierre Chappaz aime raconter comment cette stratégie
va permettre "d'étendre la couverture produits de Kelkoo
là où on n'était pas", comment elle va répondre
à tous les besoins du consommateur (de l'amont
à l'acte d'achat) et servir tous les types de consommateurs
(du rationnel à l'impulsif). N'importe quel site marchand
peut ainsi soumettre gratuitement à Kelkoo l'ensemble
de ses références produits.
Le
mot d'ordre : ne rien laisser au hasard
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Pour mettre en place ces nouveaux
outils, Kelkoo a orienté ses efforts. L'essentiel des
recrutements récents s'est fait au sein des équipes
techniques, regroupées à Grenoble. Une implantation
qui ne doit rien au hasard : la société est née là-bas
d'un essaimage de l'Inria. Le département technique
emploie 60 personnes, dont 30 arrivées au cours des
douze derniers mois. Il a bénéficié
depuis un an d'"un investissement considérable
de plusieurs millions d'euros".
Dirigé par Jean-Marc Potdevin,
un historique de la maison, le département est en fait
composé de cinq équipes : l'une est chargée de la R&D
de base (c'est cette équipe-là qui s'occupe du moteur
de recherche), une autre du développement d'agents,
une troisième développe le système statistique utilisé
en interne et par les partenaires, une autre s'occupe
de la production et notamment des 110 serveurs, et une
dernière est chargée de la qualité en développant des
scénarios de tests pour chaque nouveau produit.
Aujourd'hui, le mot d'ordre
est de "ne rien laisser au hasard" et de structurer
l'offre de Kelkoo. "On construit une industrie, explique
le PDG, même si dès le début on a évité de faire de
l'artisanat." Cela passe par des bases de données plus
complètes pour chaque produit, avec l'ensemble de ses
spécifications techniques et un outil capable de couvrir
tout le cycle d'achat.
Après avoir changé de dimension,
Kelkoo est maintenant en train de faire évoluer
son modèle. Catalogué comme comparateur de prix, un
positionnement de départ bien servi par une communication
très maîtrisée, la société va maintenant s'efforcer
de faire entrer dans les têtes son statut voulu de moteur
de shopping (c'est d'ailleurs la baseline de son logo).
"Nous sommes un moteur de shopping, mais les gens ne
se saisissent pas encore de ce mot", regrette Pierre
Chappaz. Prochain défi majeur pour Kelkoo : emporter,
sur ce terrain-là aussi, l'adhésion des
internautes, des partenaires et des financiers.
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