L'article consacré
à l'enquête sur le logiciel libre (75%
des entreprises satisfaites de l'utilisation du libre)
menée par Benchmark Group ne vous a pas laissé
indifférent. Jean-Marie Gouarné, directeur technique
de la SSII Genicorp, nous a envoyé un courrier
particulièrement pertinent. Le voici.
Par Jean-Marie Gouarné, directeur technique
de Genicorp
"Bien que ne disposant d'aucun indicateur statistique
sur ce sujet, et bien que le secteur des logiciels libres
ne représente qu'une petite partie de l'activité de
mon entreprise, j'ai été intrigué par certains détails
de votre conclusion sur l'étude Benchmark Group relative
à l'audience des logiciels libres.
Pour l'essentiel, les résultats sont bien en phase avec
ce que nous ressentons: le logiciel libre semble effectivement
perçu avant tout comme une boîte à outils d'infrastructure
remarquablement fiable et pérenne, et donne généralement
satisfaction dans ce rôle. En revanche, je suis étonné
de voir figurer les délais de mise en oeuvre et la pénurie
des compétences en première place parmi les raisons
qui font adopter ou rejeter les logiciels libres. D'après
notre "vécu" sur le terrain, les motifs de premier plan
sont plutôt de deux autres sortes:
1) Les attitudes (favorables ou défavorables) envers
le logiciel libre découlent avant tout, dans les grands
comptes, de positions de principe généralement
établies a priori. Ces attitudes déterminent l'accord
ou le désaccord à l'égard d'un certain cadre contractuel,
d'un certain modèle de développement, de distribution
et de service, indépendamment de toute considération
opérationnelle, technique ou financière. Il arrive même
parfois (je l'ai constaté) que le logiciel libre soit
expressément proscrit par le schéma directeur informatique,
tout en étant utilisé de manière non officielle dans
certains services.
2) L'élément central de l'offre libre est le système
d'exploitation Linux, un système dont l'origine est
liée au monde du PC, et qui n'a pas de références
significatives dans les applications de production lourdes
(l'offre Linux sur mainframe, portée par IBM, et les
nouveaux outils libres de haute disponibilité, telles
que le système de fichiers Coda, sont encore trop jeunes
et trop peu répandus). Cette situation historique exclut
encore largement le logiciel libre du coeur des systèmes
d'information.
Enfin, plusieurs remarques sur ce que vous avez identifié
comme des restrictions à l'usage du libre :
J'ai déjà entendu citer le manque de compétences
mais à mon sens il s'agit plus d'un mythe que d'une
réalité, d'un "fredon" qu'on se répète sans avoir vraiment
cherché. Si cette pénurie était réelle, on se demande
pourquoi il y aurait des spécialistes Linux sur le carreau
(car il y en a !). D'ailleurs, derrière le folklore
verbal de l'open source, une compétence Linux n'est
autre qu'une compétence Unix. Et, en tant que recruteur,
je constate quotidiennement que la plupart des jeunes
diplômés sortis des filières informatiques depuis deux
ou trois ans connaissent Linux. D'ailleurs, si la pénurie
conjoncturelle de savoir-faire (réelle ou supposée)
était suffisante pour motiver le rejet d'une technologie,
Microsoft.Net n'aurait aucune chance de s'imposer en
2002; or nous savons que ce problème n'a pas empêché
le boom de Windows et du client-serveur autour de 1990.
Quant aux délais de mise en oeuvre, je n'ai jamais
senti de différence majeure qui puisse être imputée
au choix du logiciel de base. Quand il s'agit de mettre
en route un PC serveur, le fait qu'il s'agisse de Novell,
de Windows NT/2000, de Linux ou d'autre chose n'entre
pas en ligne de compte dans nos chiffrages.
Il y a d'autre part un aspect sociologique du
problème que (volontairement peut-être) votre étude
n'a pas abordé. Les investissements en licences logicielles
représentent l'un des domaines de responsabilité essentiels
des DSI et des directions des achats. L'adoption du
logiciel libre, tout en accélèrant le déplacement du
centre de gravité économique des projets vers les services,
rend les licences d'utilisation budgétairement transparentes,
ce qui donne une plus grande autonomie de choix aux
équipes informatiques opérationnelles, voire aux utilisateurs,
et remet en question les circuits traditionnels de décision,
provoquant éventuellement des réactions défavorables
de ces derniers. De ce fait, quand le logiciel libre
arrive quelque part, c'est souvent sur la pointe des
pieds, et un long délai peut s'écouler entre l'adoption
effective et la reconnaissance officielle.
Un dernier point, enfin, mérite d'être signalé parmi
les cas de rejet d'un produit libre. Il s'agit de l'absence
de partenaire commercial responsable envers l'utilisateur.
Bien que le contenu des contrats de licence, étudié
avant tout pour protéger les éditeurs commerciaux contre
les exigences de leurs clients, n'aille pas franchement
dans le sens des intérêts de l'utilisateur, et que les
voies de recours légales contre les éditeurs soient
incertaines et inexplorées, l'existence d'un lien commercial
procure au décideur une sorte de parapluie psychologique.
C'est d'ailleurs pour cela que, en cas d'adoption de
Linux, l'entreprise porte plus volontiers son choix
sur une solution commerciale (telle que Red Hat ou Mandrake)
permettant de s'adresser à un vendeur (responsable de
la distribution sinon du contenu), que vers une offre
coopérative comme Debian qui n'est supportée par aucune
entité juridiquement définie. C'est encore pour cela
que la suite bureautique StarOffice (gratuite, mais
qui n'est pas juridiquement une solution libre, bien
que citée comme telle dans la liste du Benchmark Group),
est la seule susceptible d'être éventuellement prise
en considération comme alternative à Microsoft Office,
le support officiel de Sun étant plus rassurant que
tout autre argument.
Après toutes ces remarques, je reconnais qu'il est très
difficile à l'heure actuelle de prendre une mesure fiable
de l'attitude des entreprises à l'égard du logiciel
libre. C'est l'un des domaines où l'essentiel est encore
dans le non-dit...
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