Jusqu'où tolérerons-nous l'économie de l'attention ?

The Grizzly Labs - Genius Scan

Face à des applications conçues pour maximiser le temps passé à l'écran, il devient urgent d'interroger les dérives d'une économie qui transforme une vulnérabilité humaine en carburant commercial.

Alors que nos vies numériques s’intensifient, jusqu’où peut-on tolérer des modèles économiques fondés sur la captation de notre attention ? Face à des applications conçues pour maximiser le temps passé à l’écran, souvent au mépris du bien-être de leurs utilisateurs, il devient urgent d’interroger les dérives d’une économie qui transforme une vulnérabilité humaine en carburant commercial.

« Notre expérience de vie équivaudra à ce à quoi nous avons prêté attention, que ce soit par choix ou par défaut. » — William James

Dans un récent podcast dédié à l’entrepreneuriat mobile, deux fondateurs d’applications mobiles exposaient, sans détour, que leur principal objectif était de maximiser la durée d’attention des utilisateurs pour en tirer des revenus publicitaires. Pas pour résoudre un problème, pas pour créer de la valeur, mais pour rendre leurs produits aussi addictifs que possible.  Cette approche, malheureusement normalisée — il suffit d’observer, aux heures de pointe, les quais de métro : une forêt de passagers, nuques courbées, absorbés par un fil sans fin : l’énième niveau de Candy Crush, un réel hypnotique ou la dernière notification sociale — interroge profondément.

Une étude menée par l’Université de Toronto en 2023 sur plus de 50 000 participants, montre en effet que près d’un tiers des personnes interrogées ont un risque élevé d’addiction au smartphone.

Dans l’économie numérique actuelle, l’attention est devenue une ressource monétisable. Les modèles dits “freemium” ou “gratuits” ne le sont que de façade : ce que les plateformes offrent sans frais est bien souvent financé par la captation et la revente de l’attention de leurs utilisateurs à des tiers annonceurs. Pour augmenter leur chiffre d’affaires, certaines entreprises optimisent leur UX non pas pour simplifier l’usage, mais pour piéger l’utilisateur dans des cycles de rétention et d’engagement artificiels. Ce modèle fonctionne pour les entreprises. Mais à quel prix ?

Les arguments économiques en faveur de ce modèle sont connus : il permet de baisser les barrières à l’entrée, d’acquérir une base large d’utilisateurs, de financer le développement et la croissance grâce à la publicité. Tout cela en offrant un "service" gratuit à l'utilisateur.

Mais ces justifications résistent mal à un examen rigoureux. On pourrait faire le parallèle avec l’industrie agroalimentaire : la malbouffe aussi permet un accès bon marché à l’alimentation, mais a un coût caché pour la santé publique. Et face à cette réalité, les pouvoirs publics ont fini par intervenir et la société prend conscience. Pourquoi n’appliquerions-nous pas une logique similaire aux applications dites “gratuites”, mais financées par l’attention ?

Certains diront que ces mécaniques sont simplement des outils, et que tout dépend de l’usage qu’on en fait. D’autres affirmeront que c’est à l’utilisateur de faire preuve de discernement. Mais ces arguments occultent une réalité fondamentale : les biais cognitifs humains sont connus, mesurés et activement exploités. Une stratégie délibérée qui repose sur des leviers psychologiques documentés — dopamine loops, FOMO, scroll infini, micro-récompenses, etc. Dès 2017, Sean Parker, ancien président de Facebook reconnaissait que Facebook exploitait consciemment les vulnérabilités psychologiques. 

D’autres études, comme celle publiée dans le Journal of Information, Communication and Ethics in Society, montrent comment les principes psychologiques sont délibérément mobilisés dans la publicité personnalisée. Le design d’engagement n’est plus un outil neutre, mais un levier d’extraction comportementale.

Il ne suffit pas de dire que l’utilisateur est libre : encore faut-il qu’il soit outillé pour résister à des designs expressément conçus pour contourner sa volonté. Et que dire des plus jeunes ? Nos enfants, eux, n’ont ni la maturité ni les outils pour se défendre face à ces mécaniques. Selon l’enquête nationale The New Normal menée en 2019 par l’ONG américaine Common Sense, 39% des adolescents estiment déjà passer trop de temps sur leurs écrans et plus d’un sur trois (36%) se réveillent la nuit pour vérifier leurs notifications. Dans ces conditions, parler de “libre arbitre” relève de l’illusion.

Mais au-delà de la responsabilité individuelle des entreprises, face aux sirènes d’un capitalisme extractiviste, il est peut-être temps de reposer les bases d’une économie numérique responsable, fondée non sur l’exploitation de la vulnérabilité humaine, mais sur la confiance, la clarté et la valeur. Les bons produits n’ont pas besoin d’addiction pour fidéliser. Ils convainquent par leur utilité. Et les clients les choisissent, non parce qu’ils ont été piégés, mais parce qu’ils y trouvent un vrai bénéfice.

À un moment, il faudra poser la question frontalement : voulons-nous continuer à autoriser des modèles économiques qui reposent sur la monétisation de notre attention — ou faudra-t-il, comme pour le tabac ou la malbouffe, envisager d’interdire certaines formes de publicité numérique ?

Ce débat est désormais nécessaire. Il en va de la santé mentale des utilisateurs, de nos enfants et du type de société que nous souhaitons construire.