Antisémitisme sur Internet : que font les juges ?

Les propos antisémites tenus le 6 juin 2014 par Jean-Marie Le Pen dans une vidéo diffusée sur le site du Front National sont l’occasion de faire un point sur le traitement qui est fait par les juges français de la parole antisémite sur Internet.

L’humour, ce grand absent 

Évacuons tout de suite la question de l’humour et de la liberté d’expression. Il en a été beaucoup question lors de la récente affaire Dieudonné qui n’avait pas pour cadre Internet mais qui avait été fortement relayée dans tous les médias. Force est de constater que l’humour en était absent et les propos tenus clairement antisémites et négationnistes [1].
Il en est de même des propos tenus par Jean-Marie Le Pen. Il n’est bien entendu pas question d’interdire l’humour. Nous avions nous-même, il y a quelque temps, dans ces mêmes colonnes, évoqué la place de l’humour sur Internet et plus particulièrement la façon dont l’humour est juridiquement appréhendé sur les réseaux sociaux [2].
Nous avions pu constater que des propos tenus sur un réseau social n’ont pas le même impact que s’ils avaient  été simplement chuchotés entre collègues à l’heure de la pause déjeuner ou devant la machine à café, ne faisant ricaner que quelques personnes dans une sphère privée. Sur Internet, les mêmes propos peuvent envahir l’espace public, indigner ou déplaire à un plus grand nombre, avec pour conséquence la condamnation de leur auteur dès lors que ce dernier n’aura pas été en mesure de prouver que les contenus publiés avaient trait à sa vie privée.
Faisant notre la phrase de Pierre Desproges, nous étions arrivés à la conclusion que l’on peut rire de tout sur Internet mais pas à n’importe quelle fin et pas avec n’importe qui sur un réseau social [3].
Mais là, il n’est pas question d’humour, même nauséabond. Il s’agit d’antisémitisme et de négationnisme, qu’il soit d’extrême droite ou d’extrême gauche ou porté par un islamisme radical.

Racisme ou antisémitisme ? 

En droit, il n’existe pas de différence objective entre celui ou celle qui subit un acte antisémite et celui ou celle qui subit un acte raciste [4]. En effet, l’arsenal législatif répressif n’est pas orienté vers la lutte contre l’antisémitisme mais vers la lutte contre le racisme, englobant l’antisémitisme. Dès lors, les dispositions pénales sanctionnant la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence [5] ou encore la diffamation [6] ou l’injure [7] assimilent le racisme et l’antisémitisme à travers les concepts d’origine, d’appartenance ou de non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion.
Il existe néanmoins des instruments juridiques propres à la lutte contre l’antisémitisme tels que la répression du délit d’exhibition d’uniforme, d’insigne ou d’emblème relatifs aux crimes contre l’humanité [8] ainsi que le délit de contestation de crime contre l’humanité [9] ou encore le délit d’apologie d’un crime contre l’humanité [10].

Les décisions rendues par les juges 

Nombreuses sont les décisions qui sanctionnent les auteurs de contenus antisémites. Ces affaires impliquent aussi parfois les sociétés ayant permis la diffusion de ces propos. Certaines ont fait l’objet de nombreuses discussions que ce soit dans les prétoires ou dans les médias.
Outre des sociétés d’hébergement et des fournisseurs d’accès à Internet, ce sont par exemple quatre grands noms de la Silicon Valley (Yahoo! Apple, Google et Twitter) qui se sont retrouvés, bien malgré eux, au centre de ces litiges. Non pas que ces sociétés soient à l’origine des propos ou actes antisémites ou puissent être taxées d’antisémitisme mais elles ont toutes, involontairement et/ou par complaisance ou neutralité coupable, de part leurs formidables outils, favorisé voire encouragé la parole antisémite, engageant par là même leur responsabilité.

Yahoo! et la vente d’objets nazis

Au début des années 2000, la société américaine proposait aux internautes français, par l’intermédiaire de sa page « Yahoo Auctions », la vente aux enchères de plus d’un millier d’objets nazis. La recherche du terme « nazi » faisait apparaître des livres, photos, uniformes ou encore insigne à la gloire du IIIème Reich.
L’action introduite par la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA)  et l’Union des Etudiants Juifs de France (UEJF) s’est appuyée sur l’article R. 645-1 du Code Pénal qui sanctionne l’exhibition d'uniformes, insignes ou emblèmes rappelant ceux portés ou exhibés par des personnes reconnues coupables notamment de crimes contre l'humanité. Les demanderesses ont soutenu que cette exhibition d’objets constituait, au delà d’une infraction au Code pénal, « la plus grande entreprise de banalisation du nazisme qui soit » en tendant à favoriser « la propagation de l’antisémitisme par l’écrit » notamment par l’hébergement de littérature antisémite [11].
Accueillant les prétentions des requérantes, par trois ordonnances du 22 mai 2000 et du 20 novembre 2000, le juge des référés a enjoint la société Yahoo ! Inc. et sa filiale  Yahoo ! France d’interdire l’accès aux internautes français à des sites de vente aux enchères d’objets nazis, par la mise en place d’un dispositif de filtrage permettant de restreindre l’accès aux sites litigieux aux internautes français ainsi qu’un système de contrôle permettant de vérifier le lieu de livraison des objets achetés [12]. Yahoo ! a finalement pris les mesures nécessaires pour empêcher l’accès aux sites litigieux par des internautes français.

L’affaire AAARGH et le filtrage d’un site antisémite et révisionniste

En 2005, des associations antiracistes parmi lesquelles l’UEJF, SOS racisme, l’association J’accuse…! Action internationale pour la justice (AIPJ), la Ligue française pour la Défense des droits de l’Homme et du Citoyen et le MRAP décidèrent de mener une action à l’encontre du site de l’Association des Anciens Amateurs de Récit de Guerre et d’Holocauste (AAARGH), association proposant notamment le téléchargement d’une compilation d'écrits et de propos antisémites et révisionnistes.
Pour ne pas se heurter aux mêmes difficultés rencontrées par la LICRA et l’UEJF face à Yahoo! ou ne pas s’exposer au risque de voir le site de l’AAARGH migrer vers d’autres prestataires d’hébergement, les associations antiracistes ont orienté leur action, non seulement contre les sociétés hébergeant le site (les sociétés OLM-LLC, ThePlanet.com Internet Services, Inc. et GLOBAL LLC) mais également contre une dizaine de fournisseurs d’accès Internet (parmi lesquels Free, Tiscali, Neuf Telecom ou encore AOL France), et plus particulièrement contre l’Association des Fournisseurs d’Accès.
 
Les juges du Tribunal de Grande Instance d’abord [13], ceux de la Cour d’Appel ensuite [14] et ceux de la Cour de Cassation enfin [15] ont fait injonction aux fournisseurs d’accès Internet de bloquer l’accès au site antisémite et négationniste par la mise en place de mesures de filtrage efficaces.

Apple et l’application Iphone « juif/pas juif »

Dans l’affaire de l’application Iphone « juif ou pas juif », l’UEJF, le MRAP, l’AIPJ et SOS Racisme ont assigné en référé, les 27 octobre et 3 novembre 2011, les sociétés Itunes et Apple Inc. ainsi que l’auteur de l’application litigieuse, à l’occasion du lancement d’une application se proposant de référencer 3 500 personnalités juives. Disponible sur Ipad ou Iphone, l’application indiquait, moyennant 79 centimes d’euros, les personnalités de confession juive médiatiques en précisant de quels membres de leur famille provenait leur origine.
Cette affaire n’est finalement pas allée plus loin puisqu’à la suite du retrait de l’application par Apple, tant en France qu’à l’étranger, les associations se sont désistées de leur action [16].

Google et l’utilisation du terme « juif » dans son moteur de recherche

L’objet du litige concernait la suggestion du mot « juif » généré par le moteur de Google, qui était accolé aux noms de personnalités publiques, parmi les plus en vue. Il pouvait s’agir de personnalités du monde médiatique, des affaires ou politique, dont l’origine ou la confession religieuse était systématiquement accolée à leur patronyme dans les listes de résultats du moteur de recherche.
Des associations françaises ont assigné Google en justice [17]. Pour ces associations, en proposant le mot "juif" dans la saisie semi-automatique, Google Suggest enfreignait la loi réprimant la constitution de fichiers ethniques et concourait ainsi à l’élaboration du «plus grand fichier juif de l'histoire, qui répond à un souci malsain de débusquer les juifs» [18].
Cette affaire s’est finalement soldée par un accord signé le 27 juin 2012 entre, d’une part, l’UEJF, l’AIPJ, le MRAP, et SOS Racisme, et d’autre part, la Société Google Inc.

Twitter et la publication de hashtags antisémites

En 2013, des milliers de messages courts – tweets – véhiculés sous le hashtag #un bon juif, #unjuifmort ou encore #siJétaisNazi, à caractère manifestement raciste, ont été publiés sur Twitter pour se retrouver placés en première position de la rubrique « tendances » de la plateforme.
Alertés de leur existence, l’UEJF et l’AIPJ se sont empressées de mettre en demeure Twitter, en sa qualité d’hébergeur, de supprimer les propos considérés comme antisémites et de communiquer les données permettant d’identifier les auteurs de ces tweets. Les contenus litigieux ont été par la suite progressivement retirés par Twitter mais le réseau social s’est cependant abstenu de transmettre les données d’identification réclamées.
C’est dans ce contexte que les deux associations précitées, auxquelles se sont joints volontairement le MRAP, SOS Racisme et la LICRA, ont diligenté une action en référé à l’encontre de la société américaine Twitter Inc. et de la société Twitter France.
Les juges ont conclu à l’existence d’un motif légitime d’obtenir cette communication auprès de Twitter [19]. Twitter a finalement accepté, le 12 juillet 2013, de livrer à la justice française les données d’identification de certains des auteurs des propos antisémites [20].

Lorsque la parole se libère, les actes ne sont jamais très loin

Depuis 2000, plusieurs fondements ont été employés dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur Internet. Les juges ont essayé de rendre effective la répression de ces délits sur Internet. Néanmoins, ces affaires fortement médiatisées illustrent une nouvelle fois la difficulté, compte tenu de la dimension internationale d’Internet et des nouveaux vecteurs de communication, à poursuivre les délits qui y sont commis et en particulier ceux constitutifs d’apologie de crimes contre l’humanité et d’incitation à la haine. Bien que juridiquement fondées, ces décisions révèlent en effet très vite leurs limites d’un point de vue pratique dès lors qu’un site antisémite, bien qu’interdit, peut-être hébergé en quelques clics sur un autre serveur, ou des propos sanctionnés repris sur d’autres supports.
Il n’en demeure pas moins que les poussées de haine écrites ne doivent pas rester impunies car « on commence par céder sur les mots, puis on finit parfois par céder sur les choses » [21]. La frontière entre les mots et les actes étant on ne peut plus poreuse, l’injure a très vite fait de se transformer en violence physique. La distance entre les mots et les actes n’est pas aussi importante qu’on pourrait le croire. L’histoire et les récents et inquiétants évènements survenus en Belgique et en France nous ont montré que lorsque la parole se libère, plus particulièrement la parole antisémite, les actes ne sont jamais très loin.

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[1] CE, ord. Réf., 9 janvier 2014, n° 374508, Min. Intérieur (annulation TA Nantes, ord. Réf., 9 janvier 2014 ; CE, ord. Réf., 10 janvier 2014, n° 374528, SARL « Les Productions de la Plume » et a. (rejet requête c/ TA Orléans, ord. Réf., 10 janvier 2014) ; CE, ord. Réf., 11 janvier 2014, n° 374552, SARL « Les Productions de la Plume » et a. (rejet requête c/ TA Orléans, ord. Réf., 11 janvier 2014.
[2] « Peut-on rire de tout sur Internet ?», Fabrice Perbost, JDNet, 9 juillet 2012, http://www.journaldunet.com/ebusiness/expert/51984/peut-on-rire-de-tout-sur-internet.shtml
[3] Le tribunal des flagrants délires, textes des réquisitoires, Editions le point.
[4] Pour une autre approche, non juridique : « J’ai essayé d’expliquer à mon petit-fils la nuance qui existe entre le racisme et l’antisémitisme : le premier est basé sur le mépris, le second sur l’envie », Marcel Ophuls, Les Inrockputibles, n°949, du 5 au 11 février 2014.
[5] Article 24, Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
[6] Article 32, Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
[7] Article 33, Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
[8] Article R. 645-1 du Code Pénal.
[9] Article 24 bis de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
[10] Article 24 de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
[11] TGI Paris, réf., 22 mai 2000.
[12] TGI Paris, réf., 22 mai 2000 ; TGI Paris, réf., 11 août 2000 ; TGI Paris, réf., 20 novembre 2000. Pour les développements de cette affaire aux Etats-Unis, voir également US Court of Appeals for the 9th circuit, 12 janvier 2006, Yahoo ! Inc. contre LICRA, n° 01-17424. Pour le rebondissement en France, voir enfin TGI Paris, 17ème ch., 26 février 2002, n°0104305259, K. Timoty et Société Yahoo Inc. c/ Amicale des déportés d’Auschwitz et des camps de Haute Silésie et Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples ; CA Paris, 11ème ch., Section A, 17 mars 2004, n°03/01520.
[13] TGI Paris, réf. 20 avril 2005, Assoc. UEJF et a. c/ OLM LLC et a., 05/52674 ; TGI Paris, réf. 13 juin 2005, Assoc. UEJF et a. c/ OLM LLC et a., 05/53871.
[14] CA Paris, 14e ch. B, 24 novembre 2006, Sté Tiscali Accès et autre c/ Associations UEJF, MRAP, SOS Racisme et autres., n°05/15722.
[15] Cass. 1re civ., 19 juin 2008, n°07-12.244, AFA c/ UEJF : JurisData 2008-044403.
[16] Ordonnance de référé rendue le 24 novembre 2011 par le Tribunal de Grande Instance de Paris.
[17] Google assigné en justice pour associer le mot « juif » aux requêtes des internautes, Mikaël Roparz, 2 mai 2012, http://www.franceinfo.fr/justice/actu/article/google-assigne-en-justice-pour-associer-le-mot-juif-aux-requetes-des-internautes-152757
[18] Un accord sur le mot «juif» dans les recherches Google, Fabien Soyez, 27 juin 2012, http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2012/06/27/01007-20120627ARTFIG00578-un-accord-sur-le-mot-juif-dans-les-recherches-google.php?print=true
[19] TGI Paris, réf., 24 janvier 2013 ; n°13/502262 et n° 13/50276, UEJF et a. c/ Sté Twitter Inc. et a., ; CA Paris, pôle 1, chambre 5 ; Ordonnance du 12 juin 2013, n°13/06106.
[20] Tweets antisémites : Twitter va collaborer avec la justice, Frantz Grenier, http://www.journaldunet.com/ebusiness/le-net/tweets-antisemites-twitter-va-collaborer-avec-la-justice-0713.shtml
[21] Psychologie collective et analyse du Moi, Sigmund Freud, 1921 p.110.