Florence Verzelen (Dassault Systèmes) "Le jumeau numérique et le quantique seront les deux technologies phares de la décennie"

Pour Florence Verzelen, directrice générale adjointe chez Dassault Systèmes, l'industrie européenne est à un tournant, avec l'opportunité de devenir leader dans plusieurs secteurs.

JDN. Vous venez de publier le 12 avril dernier votre premier livre "La révolution multivers, le jumeau numérique au cœur du renouveau industriel européen". Comment en êtes-vous venu à travailler sur cette thématique ?

Florence Verzelen. J'ai commencé à travailler sur ce sujet pendant le Covid car la crise sanitaire en 2020 a marqué l'accélération de deux tendances de fond : le besoin de digitaliser l'industrie et de répondre au changement climatique. Il y a alors eu une prise de conscience que la digitalisation, par les nouvelles technologies, répond aux enjeux du réchauffement climatique et que les solutions étaient disponibles sur le marché. Il y a par ailleurs un enjeu fort sur l'énergie depuis 18 mois et le jumeau numérique est au cœur des solutions pour simuler la charge du réseau, comment rendre le réseau flexible ou comment déployer les véhicules électriques.

Vous mentionnez des technologies de la décennie 2020 qui vont faire entrer l'industrie dans une nouvelle dimension. Quelles sont-elles ?

Le jumeau numérique est le premier d'entre elles. Il est au centre de tout car il permet, au-delà de la digitalisation des processus, de concevoir des produits éco-responsables, économes en ressources. Les autres technologies, comme l'IoT, l'IA ou le métaverse, gravitent autour pour le rendre plus performants. Par exemple, les données des capteurs IoT ont permis à Renault Group de réaliser les jumeaux numériques de leurs véhicules pour en optimiser la conception et l'ingénierie. L'ajout des outils d'IA et de machine learning nous permet désormais de gérer au mieux les répercussions commerciales de la volatilité du marché. Cela permet de transformer la supply chain et de s'inscrire dans les objectifs de développement durable.

La deuxième technologie phare de la décennie sera le quantique, qui permettra de démultiplier la puissance de calcul et de rendre le nombre de simulations possibles infini. Pour la mise au point du vaccin contre le covid, l'IA a été utilisée pour modéliser les molécules. Demain, avec le quantique, ces analyses seront réalisées encore plus rapidement et la pratique pourra être étendues à d'autres traitements, notamment contre Ebola.

Ces deux technologies sont celles qui vont marquer la décennie 2020. Mais nous n'en sommes qu'au tout début, elles vont encore évoluer.

Pouvez-vous détailler des usages innovants que vous avez déjà commencés à déployer ?

Quand la guerre en Ukraine sera terminée, la France participera à la reconstruction. L'enjeu sera de construire vite et à moindre coût. Nous avons été choisis avec le groupe Egis pour rebâtir la ville de Chernihiv. Nous en avons fait le jumeau numérique par images satellites et nous modélisons des bâtiments pour construire différemment, avec moins de CO2. Dans ce cadre, les jumeaux numériques nous offriront trois avantages : nous pourrons montrer la maquette 3D aux habitants pour avoir leur avis et la modifier en fonction de leurs retours pour qu'ils se sentent bien dans leur ville ; cela nous permet d'estimer le coût de la reconstruction ; et cela nous permettra d'anticiper la supply chain pour faire venir les matériaux et agir au plus vite. De même en Afrique, nous pouvons modéliser l'impact du changement climatiques dans les villes côtières pour anticiper la montée des eaux.

"La stratégie de Dassault Systèmes est de tirer deux tiers de nos revenus de nos solutions durables d'ici à 2025"

Comment ces technologies s'inscrivent-elles dans la stratégie de Dassault Systèmes ?

La stratégie de Dassault Systèmes est de tirer deux tiers de nos revenus de nos solutions durables d'ici à 2025. Cela induit de les faire évoluer et de leur faire obtenir des labels pour qu'elles soient en accord avec la taxonomie européenne. Avec cette stratégie, nous renforçons nos offres destinées aux smart cities car les besoins sont importants et les perspectives très prometteuses. Avec Paris-Saclay par exemple, nous travaillons sur le jumeau numérique du territoire pour développer un plan de réduction des émissions carbone.

Quel est le frein actuel à l'essor de ces solutions ?

La compréhension du fonctionnement des technologies est le principal écueil. Mais l'intérêt porté à ChatGPT nous a grandement servi : cela fait plus de vingt ans que nous utilisons de l'IA générative. C'est notamment ce qui a permis à l'architecte Frank Gehry de concevoir la Fondation Louis Vuitton à l'aide de notre logiciel Catia. Si lui avait compris à l'époque les possibilités de la technologie, il nous a été très difficile de l'expliquer. Aujourd'hui, l'IA générative parle à tout le monde.

Une fois leur essence comprise, qu'impliquent ces technologies ?

L'IA générative accroît nos connaissances, mais va nous forcer à repenser nos façons de travailler. Nous sommes en train de passer d'un modèle où l'on apprend un métier en trois à cinq ans pour le réaliser toute sa vie à un modèle où les compétences doivent en permanence être renouvelées. C'est très enthousiasmant mais ce n'est pas un système que les entreprises françaises ont intégré. Or, il faut s'y mettre pour ne pas subir la situation. La solution serait de créer davantage de liens entre les universités et les entreprises.

"Les nouvelles technologies nous font entrer dans une économie de l'expérience"

La deuxième évolution pour les entreprises porte sur un changement de leur modèle d'affaires. Les nouvelles technologies nous font entrer dans une économie de l'expérience, les clients ne veulent plus acheter un produit mais une expérience. Par exemple, le sujet n'est plus d'acheter un véhicule mais de recourir à de la mobilité durable. Pour les fabricants, cela implique de concevoir leurs produits de manière durable et de les faire durer plus longtemps.

Qu'est-ce qui pousserait les entreprises à se transformer en ce sens ?

L'Union européenne est le premier continent à s'engager dans cette voie, elle est à la pointe dans la lutte contre le changement climatique et la réglementation pour aider de nouveaux modèles d'affaire à se créer dans ce domaine. C'est une opportunité unique pour les entreprises de se démarquer sur la scène mondiale. Elles peuvent devenir leader dans des domaines aussi variés que le spatial, la cybersécurité, le quantique, la médecine de pointe ou les technologies vertes. Il ne faut pas passer à côté.

Dans les priorités de Dassault Systèmes figurent également la santé. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos avancées ?

Dassault Systèmes travaille depuis 2019 aux études cliniques, en modélisant les molécules et les virus pour aboutir à des traitements plus rapidement. Puis nous nous sommes penchés sur le jumeau numérique d'un individu. Nous avons débuté avec l'hôpital de Boston par le cœur des enfants, qui représente un enjeu fort car, en cas d'opération, il faut que l'intervention reste efficace quand l'enfant grandit et que son corps grossit. C'est ensuite en France que nous sommes en train de développer dans le cadre du projet Meditwin des jumeaux numériques pour le cerveau, le foie, l'œil, la peau et les pieds. L'objectif sera de tous les réunir pour comprendre le fonctionnement du corps dans son ensemble et de pouvoir prescrire des traitements personnalisés, mais surtout pour anticiper le risque de maladie, au lieu de se contenter de la guérir. La difficulté : le processus est très long. Il nous faut plusieurs années en R&D pour développer le jumeau numérique d'une partie du corps. Et ensuite, en tant que dispositif médical, la solution a un temps d'homologation. Le résultat s'annonce néanmoins révolutionnaire.

Florence Verzelen, diplômée de l'Ecole polytechnique et de l'Ecole nationale supérieure des Mines de Paris, est directrice générale adjointe en charge des industries, du marketing et du développement durable chez Dassault Systèmes.