Réguler l'IA pour accélérer son développement

Près de deux mois après sa présentation, les contempteurs du projet européen de réglementation de l'intelligence artificielle continuent à donner de la voix. Dernier en date : Eric Schmidt. A l'occasion du salon VivaTech, l'ex-PDG de Google déclarait que l'IA est "trop récente pour être réglementée". Si cette innovation en est effectivement à ses débuts, ses dérives, elles, sont déjà nombreuses.

Qu’il s’agisse de la prolifération des deepfakes ou plus prosaïquement du dévoiement de l’intelligence artificielle par certaines entreprises, prêtes à tout pour accéder à des informations que le consommateur ne souhaite pas donner, on ne compte plus les utilisations de l’IA contraires à la préservation du bien commun. Il était temps d’agir. Et l’Union européenne l’a fait avec à-propos.

Corriger une anomalie structurelle

Depuis sa création, l’intelligence artificielle n’a jamais été régulée. Elle a toujours évolué dans un environnement anomique. Qu’il s’agisse de Computing Machinery and Intelligence un des premiers articles qu’Alan Turing lui a consacré (1950) ou de la conférence de Dartmouth (1956) qui signa son acte de naissance, l’IA a toujours été étudiée du point de vue de son potentiel. Aujourd’hui, le moment est venu de l’aborder du point de vue de ses responsabilités. Autrement dit, passer de ce que l’IA peut faire à ce que l’IA doit faire.

A première vue, l’Union européenne ne semble pas être la mieux placée pour initier ce changement. Elle est composite sur les plans économiques et politiques ; son PIB n’est pas le plus conséquent ; et (surtout) ses investissements dans l’intelligence artificielle sont dérisoires comparés à ceux des deux poids lourds de la catégorie. Selon le dernier rapport de la Banque européenne d’investissement et de la Commission européenne, les États-Unis et la Chine représentent aujourd’hui 80% des investissements dans l’intelligence artificielle… contre 7% pour l’Union européenne. 

Mais quand on y regarde de plus près, l’UE dispose d’un atout unique : sa légitimité à réguler. Une légitimité gagnée au forceps grâce au RGPD. Avec cette réglementation, la Commission européenne a réussi à donner une dimension universelle à un projet qui semblait de prime abord la marginaliser. Trois ans après sa mise en application, le RGPD a fait florès : il est devenu à la fois un modèle pour "l’état berceau" de la Silicon Valley et une source d’inspiration pour le marketing d’Apple, nouveau chantre du respect de la vie privée. Partant, l’anomalie eut été qu’elle se montre silencieuse, par peur d’impopularité, concernant une innovation qui s’impose de plus en plus comme un fait technologique, économique et social.

Ni trop tôt, ni trop tard

Réguler trop tôt, c’est prendre le risque de stériliser l’esprit d’entreprise et d’innovation. Réguler trop tard, c’est risquer de ne plus pouvoir réguler. Le projet européen, lui, n’arrive ni trop tôt, ni trop tard. Il est en phase avec ce que les Allemands appellent le "zeitgeist". C’est-à-dire l’esprit du temps. Aujourd’hui, les opinions publiques attendent des entreprises qu’elles créent de la valeur pour la société et le citoyen. La pandémie et les confinements successifs nous l’ont peut-être fait perdre de vue, mais il y a moins de deux ans la question de l’éthique était déjà sur toutes les lèvres. La presse économique multipliait les éditoriaux sur le "techlash" et les objecteurs de conscience prenaient d’assaut les assemblées générales de la Silicon Valley. Deux ans plus tard, les fonds d’investissement ont pris le relais et se montrent de plus en plus menaçants vis-à-vis des entreprises jugées peu vertueuses en matière d'environnement, de social et de gouvernance. Si ces initiatives témoignent effectivement de l’ère du temps, elles sont menées par des acteurs privés et n’ont pas encore de force obligatoire. Contrairement à la future régulation européenne. 

En imposant des règles strictes et uniformes, l’Union européenne va faire d’une pierre deux coups : promouvoir le développement d’une IA fondée sur des valeurs et conférer mécaniquement aux entreprises technologiques européennes un avantage concurrentiel. Car lorsque l’IA éthique sera le "new normal", nous, acteurs européens de la Tech, aurons déjà pris de l’avance.

Récemment, Brad Smith, président de Microsoft, disait à la BBC : "Si nous ne promulguons pas les lois qui protégeront le public à l’avenir, nous allons constater que la technologie avance à toute allure, et il sera très difficile de la rattraper". La mise en place du standard européen préviendra l’apparition de telles dérives.

Mettre un terme au faux dilemme

Bien que perfectible, la proposition européenne met la législation au service de l’innovation en s’attaquant aux limites historiques du développement de l’intelligence artificielle. A commencer par la création d’écosystèmes d’innovation et l’augmentation des investissements fléchés vers l’IA. Le texte prévoit la création d’un véritable hub de l’IA grâce à une accélération des partenariats publics-privés, sur le modèle créé par Yoshua Bengio à Montréal. Un modèle mêlant recherche universitaire, start-ups, incubateurs et grandes entreprises. En parallèle, les investissements publics et privés dans l'IA atteindront 20 milliards d'euros par an au cours de la prochaine décennie, au sein de l'Union européenne.

Toujours selon la proposition de la Commission européenne : "Les systèmes d’IA mis sur le marché de l’Union respecteront la législation existante sur les droits fondamentaux et les valeurs de l’UE"En régulant a priori, l’Union européenne fixe donc le périmètre de l’innovation, donne une vision claire du champ des possibles et stimule la créativité. Elle se comporte en partenaire de l’innovation et non en gendarme. D’une certaine façon, elle fait écho à cette phrase du dramaturge britannique, T.S. Eliot : "Forcée à fonctionner dans un cadre strict, l’imagination tourne à plein régime, et produit ainsi ses idées les plus riches. Sans aucune contrainte, le travail risque de s’éparpiller". A méditer.