Charles Oppenheimer (Oppenheimer Project) "L'IA peut accélérer le développement du nucléaire et le nucléaire peut alimenter l'IA"
À travers sa fondation Oppenheimer Project, le petit-fils de Robert Oppenheimer veut promouvoir l'énergie nucléaire pour la transition énergétique et l'alimentation de l'IA, tout en appelant à plus de coopération sur le plan international.
JDN. Petit-fils de Robert Oppenheimer, souvent présenté comme le père de la bombe atomique, vous avez créé une fondation baptisée Oppenheimer Project. Quelle est sa mission ?
Charles Oppenheimer. L'objectif principal de cette association à but non lucratif est de défendre les valeurs que mon grand-père portait. Il me semble essentiel que ses convictions continuent d'être répétées et expliquées, d'autant plus que de nombreux faits historiques sont encore souvent mal interprétés. Le deuxième objectif de l'Oppenheimer Project est de promouvoir l'énergie de fission nucléaire et de démontrer son rôle clé dans la lutte contre le changement climatique. Une grande partie de notre travail consiste à créer des espaces de discussion pour sensibiliser différents publics, notamment les philanthropes, à l'importance de soutenir cette technologie dans la transition énergétique. Nous œuvrons également à la réduction des menaces nucléaires en réunissant des nations en conflit afin de favoriser des dialogues ouverts sur ces sujets cruciaux.
Quels sont concrètement vos moyens d'action pour faire entendre votre voix ?
Nous cherchons à sensibiliser les philanthropes engagés dans la lutte contre le changement climatique et à orienter des dons en faveur de l'énergie nucléaire, sans pour autant réduire le soutien à l'éolien ou au solaire. Aujourd'hui, tout le monde se préoccupe de la crise climatique et des milliards sont investis. Pourtant, très peu de ces fonds privés sont dirigés vers le nucléaire. Heureusement, les mentalités évoluent, et beaucoup commencent à comprendre que si nous voulons sérieusement atténuer la crise climatique, il nous faudra augmenter la part de l'énergie nucléaire. C'est ce message que nous portons auprès des philanthropes du secteur privé. Beaucoup de personnes fortunées, qui ne soutiennent pas encore le nucléaire, cherchent à mieux comprendre cette technologie, ses risques et ses avantages.
Pensez-vous que l'image du nucléaire, autrefois source de beaucoup d'inquiétudes, est en train de changer ?
Oui, c'est le cas. Il y a quelques années, moins de 50% de la population américaine soutenait le nucléaire, contre 60 à 70% aujourd'hui. La dernière loi adoptée sur ce sujet, l'Advance Act (Accelerating Deployment of Versatile, Advanced Nuclear for Clean Energy), a été votée au Sénat à 88 voix contre 2, reflétant un large consensus. Lors de la COP28, une vingtaine de pays se sont engagés à tripler la production d'énergie nucléaire d'ici 2050. Mais bien que la perception ait changé, il manque encore des projets concrets et des financements pour passer à l'action. Par exemple, aucun nouveau réacteur nucléaire n'est actuellement en construction aux États-Unis, malgré les 93 réacteurs en activité, le plus grand nombre au monde. À titre de comparaison, la Chine construit actuellement 27 réacteurs. Les prévisions montrent que pour atteindre la neutralité carbone d'ici 2050, il nous faudrait tripler notre production d'énergie nucléaire. Il est donc essentiel de passer rapidement de la phase de discussion à celle de la construction.
Les entreprises du secteur technologique telles que Google, Microsoft ou Amazon s'intéressent à l'énergie nucléaire pour alimenter leurs centres de données. Croyez-vous que ces géants puissent devenir des ambassadeurs du nucléaire ?
Contrairement à de nombreuses autres entreprises, celles du secteur technologique semblent prendre leurs engagements climatiques très au sérieux. Elles savent qu'il n'existe aucune alternative crédible à l'énergie nucléaire pour répondre à leurs besoins en énergie décarbonée à grande échelle. Cela tombe bien, car elles disposent des ressources financières, là où le secteur nucléaire manque souvent de financements. Cependant, la tâche reste complexe, car il faut créer des passerelles entre ces deux mondes. Nous avons également besoin de plus d'IA pour des usages productifs, et pour cela, il faut plus d'énergie. Il y a donc ici une boucle vertueuse : l'IA peut accélérer le développement de l'énergie nucléaire, et en retour, l'énergie nucléaire peut fournir l'abondance d'énergie nécessaire à l'expansion de l'IA.
Quel regard pensez-vous que votre grand-père porterait sur les craintes d'aujourd'hui autour des armes nucléaires, surtout dans le contexte actuel marqué par des conflits internationaux ?
Dans une interview diffusée dans les années 1960, mon grand-père avait fait une remarque assez intéressante en déclarant que les choses se sont en fait mieux passées qu'il ne le pensait. Cela faisait déjà une vingtaine d'année que plusieurs pays disposaient ces armes, dont la Russie ou les Etats-Unis, et pourtant, nous n'étions pas encore tous morts. Il pensait donc que cette situation pourrait perdurer et que nous pourrions peut-être éviter le pire. C'est probablement la chose la plus positive qu'il a pu dire, en sachant qu'il n'était pas quelqu'un de particulièrement optimiste de nature. Je pense qu'il m'encouragerait à continuer mes efforts avec cette fondation. Nous ne pouvons plus revenir en arrière dans la prolifération nucléaire et dans cette course aux armements. Ce que nous pouvons faire en revanche est de favoriser une coopération accrue pour lutter contre le changement climatique et faire face aux menaces liées à l'IA.
Etes-vous inquiet face à ces menaces ?
Au travers de l'Histoire, l'humain a toujours cherché à développer une science et des armes plus puissantes pour vaincre l'adversaire. Et cela a longtemps fonctionné. Les progrès technologiques permettaient de gagner des batailles. Aujourd'hui mener une guerre totale en utilisant tout son arsenal n'est plus possible. Si les nations les plus puissantes le faisaient, cela signerait la fin de l'humanité. Même si beaucoup de pays continuent de développer des systèmes d'armements toujours plus impressionnants, tous s'adaptent peu à peu à cette réalité que Robert Oppenheimer avait prédite. C'est pour cela que des conflits comme ceux au Vietnam ou en Afghanistan ne peuvent pas être réglés militairement. Il n'est plus possible de mener de véritables guerres sans risquer la destruction de la société humaine.
Votre grand-père, que vous n'avez pas connu, a récemment fait l'objet d'un film par le réalisateur Christopher Nolan. Qu'en avez-vous pensé ?
Ce film a rencontré beaucoup plus d'intérêt que ce que j'avais anticipé. C'est un bon film hollywoodien, qui a eu le mérite de mettre en lumière ce sujet important. Cependant, il ne raconte qu'une toute petite partie de l'histoire. C'est pourquoi il me semble de mon devoir de continuer à parler des initiatives de mon grand-père qui souhaitait à tout prix éviter une course aux armements, et de poursuivre aujourd'hui la recherche de solutions.
Quelle dimension de l'histoire de votre grand-père aurait, selon vous, dû être davantage mise en avant ?
J'aimerais que les gens puissent prendre connaissance des excuses que le gouvernement américain lui a présentées en 2022. Cela n'a pas été mentionné dans le film. Le gouvernement Biden est revenu sur la décision prise en 1954 et a annulé la révocation de l'habilitation de sécurité de J. Robert Oppenheimer, décision fondée sur des accusations infondées de sympathies pro-soviétiques. Cette révocation avait été une tentative de le discréditer et de porter atteinte à son honneur.
Pensez-vous que l'intelligence artificielle puisse représenter une menace comparable à celle posée par la technologie nucléaire ?
Comme pour toute technologie, il y a des usages à double tranchant. Vous pouvez utiliser la fission pour produire de l'énergie de manière sûre et efficace, mais aussi pour fabriquer des armes. L'IA présente une dualité similaire : elle représente à la fois une promesse et une menace potentielle. Cependant, je ne pense pas que l'IA représente actuellement le même niveau de menace que la fission. Dès les années 1930, il était scientifiquement clair que l'on pouvait utiliser cette technologie à la fois pour produire de l'énergie mais aussi créer des bombes. En revanche, pour l'IA, il n'y a pas encore de consensus scientifique sur la menace qu'elle pourrait poser. Même s'il existe un potentiel danger, les versions actuelles de l'IA ne sont pas dangereuses en elles-mêmes. La menace se concrétiserait en atteignant un niveau d'intelligence artificielle générale (AGI) capable de s'améliorer de manière autonome, au point de devenir incontrôlable. Mais à ce jour, rien ne prouve que cela arrivera.
Charles Oppenheimer est le fondateur de l'Oppenheimer Project, une organisation à but non lucratif dédiée à promouvoir la vision de J. Robert Oppenheimer en faveur d'une coopération internationale accrue. Charles est également fondateur et PDG de la startup Oppenheimer Energy, spécialisée dans les projets d'énergie par fission. Avant cela, il avait passé plus de 20 ans dans l'industrie du software au sein de la Silicon Valley. Il est aussi investisseur dans des start-up et des entreprises sociales, de la Silicon Valley à l'Afrique subsaharienne. Charles est titulaire d'une licence en relations internationales de l'Université de l'Oregon.