Bruno Bonnell (France 2030) "L'Europe doit cesser cette obsession de protéger les citoyens à l'insu de leur plein gré"

Bruno Bonnell est secrétaire général pour l'investissement en charge de France 2030. Il revient pour le JDN sur l'état de l'investissement public et privé en France ces derniers mois et présente sa perspective pour 2025.

JDN. Quel est l'état des investissements en France au regard des dernières mutations politiques nationales ?

Bruno Bonnell est secrétaire général pour l’investissement en charge de France 2030. © BB

Bruno Bonnell : L'investissement n'aime pas l'incertitude. Ne nous voilons pas la face : nous ne sommes pas sortis de la zone de turbulences. L'investissement privé en France reste particulièrement atone, et l'État se substitue plus que jamais à la dynamique d'investissement depuis de nombreux mois. Je ne compte plus le nombre d'entrepreneurs qui me disent : "Sans France 2030, je n'aurais pas lancé ce projet, ou je l'aurais fait beaucoup plus tard."

Est-ce pour autant catastrophique ? Je ne le pense pas. C'est plutôt conjoncturel. En démontrant que ces investissements publics, qu'ils prennent la forme de subventions, de fonds propres ou d'avances remboursables, portent leurs fruits, et en prouvant notre confiance dans les sociétés innovantes françaises qui tiennent leurs engagements, nous traçons un chemin que l'investissement privé finira par réemprunter. Cette reprise devrait intervenir après la définition du budget, qui apportera une meilleure visibilité sur l'année 2025. Cette tendance s'observe d'ailleurs dans tous les secteurs.

Le secteur de l'intelligence artificielle est-il lui aussi impacté ?

"L'IA continue d'attirer légitimement les investissements car elle est un véritable vecteur de transformation sociale."

L'IA est l'un des rares secteurs qui suscite encore beaucoup de fantasmes. Il faut distinguer deux aspects : d'une part, les investissements dans une IA pérenne, et d'autre part, l'opportunisme spéculatif qui finira probablement par décevoir. La clé est de rester lucide sur la valorisation des projets, sans céder aux sirènes de la spéculation. L'IA continue d'attirer légitimement les investissements car elle est un véritable vecteur de transformation sociale. D'ailleurs, dans le contexte d'incertitude actuel, les investisseurs se tournent principalement vers deux secteurs : l'alimentaire, pour son caractère essentiel, et l'intelligence artificielle, dont l'impact transformateur sur notre quotidien, tant professionnel que personnel, est inéluctable.

La dégradation de la note souveraine de la France a-t-elle également eu un impact direct ?

Très sincèrement, je pense que la dégradation de la note souveraine française impacte principalement les grandes structures macroéconomiques et bancaires, plutôt que l'investissement dans les entreprises. Les investisseurs sont davantage préoccupés par la période d'incertitude actuelle. Cependant, je n'y vois rien de structurel, mais plutôt une situation conjoncturelle. Le flux d'innovations présentées à France 2030 reste constant, et la dynamique de création d'entreprises se maintient. Concernant les défaillances d'entreprises, nous sommes revenus aux niveaux d'avant Covid. La période Covid, avec ses dispositifs de soutien comme le PGE et le plan de relance, a simplement reporté certaines défaillances inévitables, créant aujourd'hui une impression trompeuse de vague de faillites.

Je suis donc moins alarmiste que la plupart des commentateurs. La France conserve une importante capacité d'innovation dans des secteurs de pointe, et les investisseurs suivent. Le véritable enjeu réside dans le passage à l'échelle. C'est ce qui explique les questionnements autour d'entreprises comme Mistral : aurons-nous suffisamment de capitaux sur le territoire français pour maintenir ces entreprises ? Cette problématique n'est pas nouvelle, elle existe depuis 50 ans.

Quelles sont vos perspectives concernant les investissements en France pour l'année 2025 ? Faut-il s'attendre à une poursuite des reports de projets ou peut-on anticiper une reprise de l'activité ?

"Nous devrions assister à un réveil des investisseurs privés au second semestre"

Pour ma part, je suis relativement optimiste : si le premier semestre 2025 risque d'être encore marqué par les incertitudes politiques, je pense que les équilibres seront préservés et que nous devrions assister à un réveil des investisseurs privés au second semestre.

En ce qui concerne 2025, France 2030 poursuivra sa feuille de route. Nous venons d'ailleurs d'annoncer au 31 décembre notre plan de décarbonation de l'industrie, avec le lancement d'appels d'offres ciblant les sites industriels les plus polluants. Dans le domaine de l'IA, nous aurons l'occasion d'annoncer un renforcement des investissements lors du prochain sommet. Dans l'ensemble de nos secteurs d'intervention, nous maintiendrons les financements nécessaires pour atteindre nos objectifs à l'horizon 2030.

Comment analysez-vous l'impact de la prochaine prise de fonction de Donald Trump sur les investissements ? Face à cette nouvelle configuration politique américaine, existe-t-il un risque de voir les capitaux se rediriger massivement vers les États-Unis ?

Le mouvement a déjà commencé. L'approche de Trump, qui prône une dérégulation quasi totale dans le secteur technologique, ouvre la voie à des possibilités extrêmes. Sans barrières réglementaires, tout devient envisageable, ce qui attire naturellement les capitaux. Face à cela, l'Europe doit définir le type de capitaux qu'elle souhaite accueillir. Cette réflexion s'inscrit dans un débat plus large : allons-nous poursuivre l'uniformisation mondiale, où les mêmes enseignes se retrouvent dans tous les centres commerciaux de Los Angeles à Shanghai, ou est-ce le moment de redéfinir des modes de vie distincts, comme c'était le cas au XIXe siècle entre le Japon, l'Europe ou la Chine ?

Cette question se pose particulièrement pour les réseaux sociaux. La notion de liberté d'expression n'a pas la même signification des deux côtés de l'Atlantique. Ayant dirigé une entreprise aux États-Unis pendant cinq ans, je peux témoigner de ces différences culturelles fondamentales. Quand Mark Zuckerberg supprime le fact-checking au nom du Premier Amendement, il impose une vision américaine qui ne correspond pas à nos valeurs européennes.

Notre réponse européenne s'articule autour de l'IA. L'IA peut nous aider à aligner le traitement de l'information avec nos valeurs européennes, en intégrant notre dimension culturelle. Ce n'est pas qu'une question d'algorithmes, mais bien une mathématique teintée d'humanité.

Comment l'Europe peut-elle préserver ses intérêts dans ce contexte ? Quels leviers activer pour maintenir notre compétitivité sur la scène internationale ?

Selon moi, il faut confronter les entrepreneurs à un choix de société fondamental. Soit ils créent une entreprise dans l'unique but de la revendre au plus offrant en maximisant sa rentabilité à tout prix, soit ils l'inscrivent dans le corps social avec une vraie démarche RSE - conscients que l'écologie, le respect humain et les équilibres sociaux ont un coût. Dans ce second cas, on ne maximise plus, on optimise, en s'entourant d'un écosystème - investisseurs, banques, consommateurs - qui reconnaît cette singularité.

L'Europe doit donc définir clairement ses valeurs et ses conditions : pas de travail dans n'importe quelles conditions, pas de manipulation des marchés, plus de fair-play. Nous perdrons peut-être certaines batailles, mais nous préserverons notre intégrité. En parallèle de cette approche, nous devons être intransigeants avec ceux qui ne respectent pas nos règles. Qu'il s'agisse de réseaux sociaux qui ne vérifient pas leurs informations ou de produits hypercarbonés chinois à bas prix qui nuisent à l'environnement, nous devons établir des règles strictes à nos frontières.

"Le RGPD, bien qu'initialement pertinent, doit évoluer vers plus d'agilité, protégeant les individus sans freiner l'innovation"

La clé réside dans la combinaison d'une éthique technologique et d'une protection de notre territoire. L'un ne peut fonctionner sans l'autre. Si nous surinvestissons dans l'innovation de rupture tout en restant vulnérables à une concurrence qui ne respecte pas nos standards sociétaux, nos efforts seront vains. Certains diront que c'est une bataille perdue d'avance, mais l'histoire nous montre que les révolutions qui semblaient impossibles ont souvent changé le monde.

Ne faudrait-il pas envisager un allègement du cadre réglementaire pour stimuler l'innovation et renforcer l'attractivité de la France ?

Oui, je suis d'accord sur le principe :  l'excès de régulation nuit à l'innovation. Mais une dérégulation totale serait contraire aux principes éthiques que nous venons d'évoquer. L'enjeu est de trouver le bon équilibre, et selon moi, cela passe par la responsabilisation des individus vis-à-vis de leurs données.

Je pense que l'Europe doit cesser cette obsession de protéger les citoyens "à l'insu de leur plein gré". Le RGPD, bien qu'initialement pertinent, doit évoluer vers plus d'agilité, protégeant les individus sans freiner l'innovation. La solution n'est donc pas simplement d'alléger la régulation ou de modifier quelques algorithmes, mais d'accompagner une prise de conscience sociétale de notre transformation en homo sapiens numericus.

Quelles sont les actions prioritaires à mettre en œuvre pour retrouver un niveau d'activité comparable à celui observé ces dernières années ?

L'action prioritaire est de faire savoir que la France ne dispose pas seulement de "talent" au sens abstrait, mais de "talents" concrets, de personnes qualifiées. Grâce au plan "Compétences et métiers d'avenir", nous développons 160 centres de formation dans des secteurs stratégiques : l'hydrogène, le nucléaire, l'IA, la bioproduction, la nouvelle agriculture. Ces formations représenteront près d'un million de personnes formées d'ici 2030, ce qui constituera une ressource rare à l'échelle mondiale.

C'est là notre véritable avance sur les autres pays : quand une entreprise s'installe en France, elle a accès à un arsenal de formation conséquent et à une main-d'œuvre hautement qualifiée, prête à travailler. Cette richesse est déterminante pour notre avenir. Je participe chaque année au sommet Choose France, et mes interlocuteurs, particulièrement dans le secteur de l'innovation haut de gamme, me posent toujours la même question : aurons-nous les ressources humaines capables de gérer nos usines, nos ateliers, nos centres de recherche ? C'est précisément sur ce point que la France détient une carte maîtresse.