Nous sommes mûrs pour la trépanation numérique
Les chouettes de Minerve sont de retour. Les penseurs de l'IA nous mettent en garde contre la bête qu'ils ont produite. Mais c'est encore trop tard. Nous sommes mûrs pour la trépanation numérique.
Pourtant, la trépanation ne mérite pas l’aversion qu’elle suscite. Il y eut un âge d’or de la trépanation, au néolithique. Il s’agissait de faire des trous ici ou là, afin d’en extraire le mal, chasser le mauvais esprit, percer le mystère. 10000 ans plus tard rien n’a changé, ou presque. Nous sommes toujours animés des mêmes intentions. Et nous proposons encore la trépanation, Une version moins chirurgicale, plus digitale. La trépanation numérique. Rien à voir avec la révolution numérique, trop datée. Les nouvelles technologies de l’information saturent déjà le quotidien de l’Homme des tavernes affalé sur son canapé. Rien à voir non plus avec les prothèses numériques, trop kitsch. Ces interfaces cerveau – machine sont depuis longtemps utilisées dans les films fantastiques de série B. La trépanation numérique est un bit au dessus.
Trépanation, un bien grand mot quand même. Après tout, il s’agit seulement d’extraire pour guérir, extraire ce qui nous manque en réalité. Car l’Homme est inachevé, comme l’avait magnifiquement illustré Georges Lapassade dans son célèbre essai : L’entrée de l’homme dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme, 1963. L’Homme est malade de ses imperfections. Nous souffrons d’irrationnelles pensées inhibant nos plus nobles aspirations. En témoigne les trop nombreux actes manqués dont l’Histoire témoigne. Mais l’Homme néoténique a aujourd’hui trouvé une parade inattendue. Se réalisant inachevable, il a prit le parti de refiler la patate chaude à l’Homme binaire. La trépanation numérique permet de mettre un bon coup de pied dans la fourmilière de nos antinomies, nos choix irrationnels, nos inconséquences.
Et parmi nos relations les plus tordues que nous entretenons avec le bon sens, il y en a une qui serait susceptible de connaitre une révolution majeure : le langage. Une grammaire numérique pourrait en effet restaurer les conditions d’une syntaxe bien plus rigoureuse que celle dont nous usons. Pas un banal replâtrage, ni un anachronique tournant linguistique, mais une véritable tabula rasa du monde des signifiants. Comme un langage épuré de ses malfaçons, évidé de ses contresens, récusant les bizarreries produites jusqu’alors. Fini les énoncés qui se mordent la queue, les paradoxes produisant des nœuds au cerveau, comme le fameux « barbier qui doit raser tout ceux qui ne se rasent pas eux même ; mais qui le rase lui ? » Quoi que. Les logiciens purs et durs (Jean Yves Girard : le fantôme de la transparence, 2016) pensent au contraire que cette voie numérique nous mènera davantage encore dans l’impasse, multipliant les points aveugles et autres indécidables problèmes déjà identifiés par les illustres Kurt Gödel puis Alan Turing.
Mais la trépanation numérique est plus ambitieuse encore. Elle nous promet la numérisation de nos sens, de nos rêves, de nos possibles, et pourquoi pas de nos valeurs. Oui, avec la trépanation numérique, nous nous libérons du choix moral. Ce n’est plus à nous de résoudre le célèbre dilemme du tramway devenu fou : « si j’actionne la manette, le tramway change de direction, et je sauve la personne âgée qui traverse, mais j’écrase alors la jeune fille sur son vélo. Que faire ? » L’automate homoncule décidera à notre place, et lui ne buggera pas, car il est programmé pour choisir. Quoi que, encore. Programmé comment ? A partir de quelle échelle de valeur ? Aujourd’hui, certains pensent que la meilleure solution possible serait de laisser l’automate choisir au hasard, pour éviter toute querelle éthique (Alexei Grinbaum : Les robots et le mal, 2019). Sauf que le hasard numérique, ce n’est pas trivial. Finalement, l’Homme fait presque mieux.
Le cerveau se moule dans le bit
« Notre cerveau est en train de se reconfigurer en direct, et nous regardons ailleurs », pour paraphraser Jacques Chirac parlant de notre indifférence face au réchauffement climatique.
Les gourous des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle bataillent sur des détails, s’épuisent à décliner les subtiles nuances entre le réseau de neurones de l’Homme et celui de la machine : « la machine de Turing a-t-elle des lunettes ou bien ? » Mais l’essentiel se déroule sous leurs yeux. Et ils ne s’en rendent pas compte. Comme une fenêtre d’Overton qui glisse imperceptiblement, le cerveau se moule dans le bit. Tôt au tard, nous parlerons bit, nous penserons bit, nous aimerons bit, nous rêverons bit. Et nous mourrons bit.
Nous voilà donc murs pour la trépanation numérique. Les Chatbots ont déjà pris place sur nos lèvres, les clics ponctuent depuis longtemps nos pensées binaires, et les écrans définissent nos seuls horizons de réflexion. On se prend même à rêver d’une trépanation plus sauvage encore, celle du bit quantique. Mais là nous entrons dans un autre monde.