La Chine, talon d'Achille de Nvidia... à long terme

La Chine, talon d'Achille de Nvidia... à long terme Sans véritable impact sur la croissance à court terme du spécialiste américain des cartes graphiques, son exclusion du marché chinois risque de favoriser l'émergence d'un écosystème rival sur les puces d'IA.

Y a-t-il quoi que ce soit qui puisse freiner la progression de Nvidia ? Profitant de l'appréciation de son cours en bourse, Jensen Huang a vendu courant juin une partie de ses actions, ce qui, au cours actuel, devrait lui permettre d'empocher la coquette somme de 900 millions de dollars. Presque une bagatelle pour le patron et fondateur de l'entreprise, dont la fortune est estimée à 138 milliards de dollars…

D'autres investisseurs de la première heure ont également profité de l'embellie boursière pour revendre quelques-unes de leurs parts, empochant une jolie plus-value. L'entreprise est désormais la deuxième société la mieux valorisée au monde, derrière Microsoft et devant Apple. Une belle réussite depuis sa création trente ans plus tôt par Jensen Huang dans un Denny's, une chaîne de fast-food américaine.

Fin mai, Nvidia a annoncé d'excellents résultats trimestriels. En dépit des turbulences provoquées par la politique étrangère de l'administration Trump, la société continue d'afficher de très bonnes performances : son chiffre d'affaires a atteint les 46,06 milliards de dollars au dernier trimestre, en hausse de 69% d'une année sur l'autre.

La performance est d'autant plus remarquable que beaucoup d'observateurs s'attendaient à un contrecoup lié aux mesures de rétorsion adoptées par Donald Trump contre la Chine. Mi-avril, celui-ci a interdit à Nvidia d'y exporter ses puces H20, une version bridée des processeurs les plus puissants de l'entreprise. Celles-ci avaient pourtant été conçues spécifiquement pour le marché chinois, suite à une première interdiction de l'administration Biden ciblant les puces les plus avancées de Nvidia en 2022. Joe Biden et Donald Trump partagent à cet égard un même objectif : freiner l'avancée technologique de la Chine, et tant pis si Nvidia en fait les frais.

Une perte financière réelle, mais loin d'être insurmontable

Le patron de Nvidia, qui ne manque pourtant pas une occasion de brosser Trump dans le sens du poil, a publiquement déploré l'impact que cette politique avait sur son entreprise. "La Chine représente un marché énorme dans l'IA, qui va probablement atteindre les 50 milliards de dollars d'ici deux à trois ans. Ce serait une énorme perte de ne pas pouvoir satisfaire ce marché en tant qu'entreprise américaine, et d'ainsi générer du chiffre d'affaires, du revenu fiscal et des emplois aux Etats-Unis", a-t-il déclaré lors d'une interview récente.

Selon Nvidia, l'interdiction à l'exportation de la puce H20 vers la Chine a généré 4,5 milliards de dollars d'inventaires qui ne pourront être vendus, et une perte de 10,5 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Un manque à gagner qui aurait pu faire vaciller une autre entreprise, mais qui, étant donné la taille, la trajectoire de croissance et la position ultra-dominante de Nvidia sur le marché des puces d'IA premium, n'a finalement pas ébranlé ses résultats.

"La Chine n'est en réalité déjà plus un très gros marché pour Nvidia. De 20 à 25% de son chiffre d'affaires sur les centres de données (division dans laquelle sont incluses les puces d'IA haut de gamme, ndlr) initialement, la Chine ne représentait plus que 10 à 15% suite à la première vague de restrictions sous l'administration de Joe Biden en 2022. Ce n'est pas rien, mais quand on sait que Nvidia fait 15% de croissance séquentielle chaque trimestre hors de Chine, on voit que ça ne représente pas un vrai défi pour les résultats économiques de l'entreprise à court terme. D'autant que ses rivaux, comme AMD, ont eux aussi subi des pertes d'inventaire suite aux dernières restrictions de l'administration Trump", estime Antoine Chkaiban, consultant chez New Street Research, un cabinet d'intelligence de marchés.

La dangereuse émergence d'un écosystème rival

A plus long terme, en revanche, comme l'esquisse Jensen Huang lui-même, l'exclusion de Nvidia du marché chinois représente un défi stratégique pour l'entreprise. Celle-ci entend en effet devenir l'écosystème par défaut sur les puces d'IA, une position hégémonique qu'elle a de facto atteinte aujourd'hui. Or, priver les entreprises chinoises des puces Nvidia va certes ralentir leur avancée technologie, mais aussi favoriser l'émergence d'un écosystème rival dans l'empire du Milieu, que s'efforce d'ores et déjà d'incarner le géant Huawei. A terme, celui-ci risque de représenter un concurrent sérieux pour Nvidia, susceptible de lui ravir des parts de marché non seulement en Chine, mais aussi sur d'autres marchés.

Nous n'en sommes certes pas encore là, et Huawei a encore beaucoup de travail pour rattraper son retard sur Nvidia. "Huawei a encore des soucis pour produire ses puces Ascend, notamment parce que SMIC, l'entreprise qui les fabrique, n'a pas accès aux machines d'ASML les plus avancées", note Antoine Chkaiban. Depuis 2019, l'entreprise néerlandaise a dû cesser d'exporter vers la Chine ses machines de lithographie par rayonnement ultraviolet extrême les plus perfectionnées, qui sont nécessaires à la réalisation des plus fines gravures (deux et trois nanomètres). Une décision imposée par le gouvernement néerlandais, lui-même mis sous pression par l'administration Trump, qui cherchait déjà à freiner l'avancée de la Chine.

Ainsi, "Huawei doit pour l'heure se contenter de puces de sept nanomètres, qu'elle a en outre du mal à produire à gros volumes : l'objectif de 500 000 puces que l'entreprise s'était fixé l'an dernier n'a pas été atteint", selon l'expert. Pour autant, sous-estimer le géant chinois serait une grave erreur. Celui-ci a déjà progressé plus vite que ne l'anticipaient la plupart des experts du marché, et possède plusieurs atouts pour continuer d'avancer malgré les tentatives occidentales de lui mettre des bâtons dans les roues.

"La Chine a un accès abondant à l'énergie. Même si Huawei doit utiliser quatre fois plus de puces pour compenser une finesse de gravure moindre, elle peut le faire, et ainsi gagner en puissance, en expérience et commencer à développer un écosystème rival compétitif. Cela ne se fera pas tout de suite, on parle d'un horizon d'au moins dix ans, mais à terme, c'est une menace pour Nvidia", estime ainsi Antoine Chkaiban.

Walk the line

C'est pourquoi, en dépit du camouflet infligé mi-avril par Donald Trump, et de la faible importance que représente désormais ce marché pour son chiffre d'affaires, Nvidia n'a nullement l'intention de tirer une croix définitive sur l'empire du Milieu. A peine sa puce H20 interdite, Jensen Huang prépare ainsi déjà le lancement d'un nouveau modèle, encore moins puissant, dédié exclusivement au marché chinois, et qui devrait être lancé courant juillet. Contrairement à la puce H20, celle-ci ne recourrait pas à l'architecture Hopper, la plus avancée de Nvidia.

Nvidia joue ici une partie très serrée : d'un côté, sa puce doit être suffisamment bridée pour recevoir le tampon de l'administration Trump - contactée sur ce point, une porte-parole de l'entreprise affirme que des discussions sont en cours avec la Maison-Blanche pour trouver une solution satisfaisante. De l'autre, Nvidia doit proposer une puce qui soit suffisamment compétitive par rapport à celles de Huawei pour orienter les entreprises chinoises vers son offre. Un équilibre très délicat à trouver qui constitue sans nul doute un casse-tête pour Jensen Huang. Mais si ce pari lui permet d'éviter ou du moins de freiner l'émergence d'un écosystème rival au sein de la deuxième économie mondiale, le jeu en vaudra largement la chandelle.