L'IA mondiale est-elle vraiment en train de ralentir ?
Les rouages de l'IA sont-ils en train de se gripper ? Plusieurs éléments récents permettent de s'inquiéter pour ce secteur jusqu'à présent marqué par un dynamisme exceptionnel dans un contexte économique morose. Les premières alertes sont venues de chez Meta. Durant l'été, l'entreprise de Mark Zuckerberg a gelé les embauches dans ses équipes IA, après une intense période de recrutement durant laquelle elle a dépensé sans compter pour se procurer les meilleurs talents. Le géant californien a également repoussé le lancement de son LLM Llama 4 Behemoth, car ses ingénieurs, pourtant parmi les meilleurs au monde, peinaient à l'améliorer significativement comparé aux moutures précédentes. Luttant pour progresser, Meta a mis en place un partenariat avec la jeune pousse Midjourney pour essayer de se relancer.
95% des projets pilotes d'IA en entreprise échouent
Meta n'est pas le seul à avoir connu ce genre de difficultés : GPT-5, le dernier modèle d'OpenAI, a déçu et causé un retour de bâton pour l'entreprise de Sam Altman. Le père de ChatGPT, d'ordinaire plutôt connu pour ses prédictions optimistes, a récemment exprimé des doutes quant aux valorisations stratosphériques des sociétés de l'IA, établissant un parallèle avec la bulle Internet.
Eric Schmidt, l'ancien patron de Google, a pour sa part cosigné une tribune dans le New York Times dans laquelle il s'inquiète de l'obsession de la Silicon Valley pour l'intelligence artificielle générale, qui pousse à une course ésotérique déconnectée de l'économie réelle, là où les entreprises chinoises ont une approche plus pragmatique, qui mobilise l'IA pour résoudre des problèmes concrets dans l'économie réelle.
Car les signaux inquiétants ne se trouvent pas seulement du côté de la recherche : des éléments montrent également que les professionnels peinent encore à absorber les récents progrès de l'IA et à en tirer les bénéfices. Une étude largement relayée du MIT affirme ainsi que 95% des projets pilotes d'IA observés en entreprise n'ont permis de dégager aucun bénéfice tangible.
Les professionnels seraient "en grande majorité sceptiques vis-à-vis des outils d'IA, qu'ils soient sur-mesure ou acquis directement chez le vendeur, les décrivant comme fragiles, trop complexes et peu adaptés aux vrais besoins professionnels", affirment les auteurs de l'étude.
Les entreprises continuent d'investir massivement
Prises ensemble, ces difficultés ont de quoi inquiéter, au point que certains experts voient se profiler un krach spectaculaire des valeurs de l'IA en bourse, afin de dégonfler la bulle qui s'est créée autour de la technologie. Les difficultés actuelles de l'IA, quoique bien réelles, ne doivent toutefois pas être surestimées. D'une part, Nvidia vient de réaliser un excellent second trimestre, battant les attentes de Wall Street. Or, les ventes de ses processeurs, nécessaires à l'entraînement et au fonctionnement des algorithmes d'IA, sont un bon baromètre pour la santé générale du secteur.
En outre, les entreprises continuent d'investir sans compter dans l'IA. La banque suisse UBS estime que 375 milliards de dollars seront dépensés dans les infrastructures d'IA cette année, un chiffre qui devrait passer à 500 milliards l'an prochain, toujours selon UBS. Preuve que les entreprises s'attendent bel et bien à des retombées économiques concrètes de la part de cette technologie.
Les dépenses en logiciel et équipements informatiques pour l'IA ont compté pour un quart de la croissance économique américaine au dernier trimestre : à cela doivent encore s'ajouter les dépenses faramineuses dans les centres de données, qui soutiennent désormais davantage la croissance que le shopping aux Etats-Unis. L'IA a ainsi contribué à donner un sérieux coup de pouce à l'économie américaine : au deuxième trimestre, celle-ci a enregistré un taux de croissance plus élevé que prévu (3,3 %), porté notamment par cette technologie. "Les investissements liés à l'IA masquent certaines faiblesses ailleurs dans l'économie. La bonne nouvelle, c'est qu'il y a peu de signes que ce soutien soit en passe de s'effacer", estime Ryan Sweet, économiste chez Oxford Economics.
"Il peut bien sûr y avoir des bulles sur certaines entreprises, qui affichent aujourd'hui une valorisation incroyable. Mais la tendance de fond du marché reste à l'adoption. Nous menons chaque année une enquête basée sur des conversations avec des dirigeants d'entreprise. La dernière en date montre que 75% sont dans une logique d'accélération des investissements dans l'IA", confie pour sa part Alex Bauer, directeur général d'IBM Consulting.
Pourquoi un ralentissement de l'IA ne serait pas qu'une mauvaise chose
Les signaux quant à un éventuel plateau de l'IA sont donc mixtes. Mais même à supposer que les progrès de la technologie commencent à ralentir, ce ne serait pas forcément négatif pour l'économie. En effet, tous les cycles d'innovation sont constitués de périodes d'essors suivies de krachs tout aussi spectaculaires. Dans son livre Technological Revolutions and Financial Capital: The Dynamics of Bubbles and Golden Ages, l'historienne Carlota Perez montre que, durant chaque grande révolution technologique, de la révolution industrielle à celle des NTIC, une première période fortement disruptive s'accompagne toujours d'un surinvestissement et d'une bulle financière. Cette bulle a d'ailleurs son avantage, puisqu'elle offre les financements nécessaires pour construire les infrastructures qui permettront ensuite l'essor de la technologie.
L'éclatement de la bulle permet ensuite d'assainir le marché et de donner à la technologie le temps d'infuser dans la société après une forte période de croissance, tout en donnant aux autorités la latitude pour adopter de nouvelles régulations adéquates. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, les gouvernements ont-ils adopté des lois antimonopoles pour limiter le pouvoir des nouveaux conglomérats industriels, et mis en place l'Etat-providence pour protéger les ouvriers précarisés. De même, un ralentissement de la croissance de l'IA, qui progresse à un rythme effréné depuis le lancement de ChatGPT, permettrait aux entreprises, qui se sentent vite dépassées face à la rapidité des changements technologiques, de planifier plus sereinement l'adoption de celle-ci et d'en extraire la substantifique moelle.