Pression évolutive de l'IA en Éducation : du SaaS à l'OaaS !

Institut pour l'Education Augmentée

Pour rester "au même endroit " face à l'IA, acteurs publics et privés doivent courir plus vite,, non pour conserver des positions, mais pour transformer le système en faveur de la pédagogie.

Pour faire suite à notre précédente tribune avec Thomas Deneux, la théorie de la Reine Rouge décrit une dynamique évolutive selon laquelle les acteurs d’un même écosystème doivent inlassablement innover pour maintenir leur position relative : toute amélioration d’un concurrent appelle une réponse, et la course devient permanente plutôt qu’exceptionnelle.

Appliquée au champ de l’éducation et de l’EdTech, la Reine Rouge aide à comprendre pourquoi l’arrivée massive de l’IA ne se limite pas à une simple substitution technologique : elle déclenche une course où produits, modèles économiques et capacités d’infrastructure se réajustent en permanence. Chaque avancée algorithmique, chaque optimisation d’inférence ou chaque nouveau service pédagogique génère des contre‑mouvements, adaptations réglementaires, réponses concurrentielles, exigences accrues des établissements, qui obligent l’ensemble des acteurs à réinvestir pour ne pas être dépassés.

Cette course a des effets ambivalents. D’un côté, elle stimule la R&D, accélère la diffusion d’outils potentiellement utiles et pousse à la professionnalisation des usages. De l’autre, sans gouvernance et mécanismes de péréquation, elle favorise la concentration et l’hétérogénéité d’accès. Cette lecture est une réflexion sur les initiatives pionnières et le monopole éducatif : l’enjeu n’est pas d’empêcher la course, mais de la réorienter, de faire de l’IA une pression évolutive féconde pour l’ensemble du système éducatif, et non un accélérateur de fragmentation.

Initiatives pionnières et monopole éducatif

L’intelligence artificielle agit comme une pression évolutive sur le système éducatif. Mais elle peut aussi devenir un levier d’innovation, à condition que les politiques publiques et les initiatives locales convergent vers une vision inclusive et exigeante.

En février 2025, le ministère de l’Éducation nationale a présenté une série de mesures ambitieuses pour accompagner l’intégration de l’IA dans l’éducation. Parmi elles : le développement d’une IA souveraine, ouverte et évolutive, financée à hauteur de 20 millions d’euros par France 2030, destinée à soutenir les enseignants dans la préparation des cours et l’évaluation des élèves. Cette IA serait disponible dès la rentrée 2026‑2027.

Une charte nationale d’usage de l’IA à l’école, issue d’une large consultation, encadrera les pratiques pédagogiques et administratives, en insistant sur la transparence, la protection des données et la plus‑value éducative. En parallèle, un parcours Pix dédié à l’IA est rendu obligatoire pour les élèves de 4ᵉ et de 2de, afin de développer leur littératie numérique et leur esprit critique.

Ces mesures s’inscrivent dans une stratégie plus large, portée par la Direction du numérique pour l’éducation (DNE), qui souligne l’importance d’un dialogue entre recherche, terrain et innovation. Les groupes thématiques numériques (#GTnum), les projets comme AI4T et les partenariats européens illustrent cette volonté de co‑construction des usages éducatifs de l’IA.

Pourtant, sur le terrain, les usages restent inégaux. Le rapport IGÉSR de mai 2025 montre que l’appropriation de l’IA dans les établissements scolaires dépend encore largement de l’appétence individuelle des enseignants. Les initiatives pionnières démontrent que l’IA peut être un outil puissant de différenciation pédagogique, à condition d’être accompagnée par une formation solide et une vision éducative claire.

Sur un autre versant, le secteur EdTech français connaît une croissance soutenue : plus de 540 entreprises recensées en 2023 (France), représentant 1,6 milliard d’euros de chiffre d’affaires et 15 000 emplois. Ces entreprises, souvent jeunes et agiles, investissent massivement dans l’intelligence artificielle : 78 % développent leur technologie en interne et 35 % réinvestissent plus d’un quart de leur chiffre d’affaires en R&D. Elles incarnent une dynamique d’innovation pédagogique indépendante, souvent en avance sur les dispositifs institutionnels.

Pourtant, cette effervescence entrepreneuriale se heurte à plusieurs réalités. En premier lieu une accessibilité inégale : les solutions EdTech peinent à s’implanter dans les établissements publics, faute de moyens, de formation ou de compatibilité réglementaire. En second lieu la concentration du marché : 58 % du chiffre d’affaires est réalisé par les 20 premières entreprises, souvent positionnées sur la formation professionnelle (portée : France / segment professionnel). Enfin la durée de vie moyenne courte : 70 % des startups échouent entre 2 et 5 ans après leur création (chiffre indicatif, portée sectorielle), signe d’une sélection naturelle impitoyable dans un marché en contraction.

Évolution des modèles commerciaux : de SaaS à OaaS

Dans ce paysage économique et technologique, un changement de modèle commercial mérite une attention particulière : le passage progressif d’un modèle centré sur la licence par utilisateur (SaaS « seat‑based ») vers un modèle centré sur la production de résultats facturables, souvent désigné sous le terme OaaS (Output/Outcome as a Service). Ce déplacement n’est pas anecdotique : il traduit la capacité des systèmes d’IA à produire des outputs répétables et mesurables ( exercices corrigés, sessions d’entraînement, rapports d’apprentissage, conversations tutorées) et il redéfinit le point de capture de la valeur. Pour les acteurs EdTech, OaaS signifie que la facturation peut être indexée sur des unités pédagogiques livrées plutôt que sur le nombre d’utilisateurs connectés. Cette logique aligne le prix sur la valeur consommée par les établissements, mais elle transforme aussi la structure des coûts : des coûts humains fixes (tuteurs, correcteurs) se convertissent en coûts variables d’inférence et d’orchestration cloud (GPU, stockage, pipelines).

Avant d’opérer une telle transition, il est impératif que les entreprises EdTech mesurent précisément le coût complet par output (compute, stockage, orchestration, support, amortissement R&D) et simulent des scénarios tarifaires, et une démarche opérationnelle claire : de la définition l’unité d’output pertinente pour l’offre (ex. « exercice corrigé », « session tutorée »), en passant par la levure le coût complet par output à partir des logs d’usage et des factures cloud (compute, stockage, orchestration, support, amortissement R&D) et la modélisation des paliers tarifaires (socle d’abonnement + paliers d’output) et la projection des impacts sur ARR, marge et churn. Enfin cela doit faciliter le pilotage des AB tests sur segments d’établissements pour mesurer élasticité, acceptabilité et seuils de rentabilité.

Cette approche permet de préserver la récurrence financière tout en capturant la valeur marginale générée par l’IA, et d’éviter une exposition excessive à la volatilité des revenus liée à une facturation purement usage‑based.

Les implications pour l’équité et la gouvernance sont majeures. Sans mécanismes de péréquation ou de subvention, la tarification par output risque d’accentuer la concentration : seuls les acteurs capables d’optimiser l’inférence à grande échelle et de négocier des capacités cloud à bas coût pourront proposer des outputs compétitifs. À l’inverse, un modèle hybride, tel qu’un socle d’abonnement pour la stabilité complété d’une tarification par output pour la valeur marginale et accompagné d’un cadre public de soutien (subventions, cofinancements territoriaux), peut permettre d’étendre l’accès aux bénéfices pédagogiques de l’IA sans creuser les inégalités. Enfin, la démonstration d’un impact pédagogique mesurable deviendra un critère central d’accès aux financements publics et privés : la R&D pédagogique et l’évaluation rigoureuse des résultats devront être au cœur des stratégies EdTech.

Investissements et résilience du secteur

Ce constat ne s’améliore pas dans le contexte actuel, marqué par un gel des investissements (« frozen ») dans le capital‑risque éducatif. En 2025, les financements mondiaux en EdTech ont chuté de 89 % par rapport au pic de 2021 (source sectorielle, portée : global), atteignant leur plus bas niveau depuis 2014 selon HolonIQ. Les investisseurs, désormais plus sélectifs, privilégient des tickets plus élevés sur un nombre réduit de projets, concentrés sur l’automatisation, l’infrastructure IA et la formation professionnelle. Ce resserrement du marché ne bénéficie guère aux jeunes pousses, surtout à celles qui peinent à démontrer un retour sur investissement rapide ou une scalabilité internationale.

Les startups EdTech subissent ainsi une pression sélective croissante, alimentée par trois dynamiques convergentes :

• Environnement d’investissement plus exigeant : les fonds attendent des preuves tangibles de viabilité économique avant de réinvestir (référence : OnGraph).

• Normes réglementaires complexes : contraintes de conformité lourdes (COPPA, FERPA, GDPR, WCAG 2.0) qui freinent la prospection B2B et ralentissent les cycles de vente (référence : EdTech Digest).

• Instabilité du marché B2C : hésitation des enseignants indépendants à s’engager sur des solutions dont la pérennité n’est pas garantie sur une année scolaire complète.

Ces facteurs rendent la survie des startups aussi incertaine que leur capacité à innover. Trop souvent, elles échouent par manque de recherche sectorielle, de modèle économique robuste ou de compréhension fine des besoins pédagogiques. Le marché impose une forme de « dictature du réel » : un écosystème éducatif encore trop éloigné des usages de terrain, trop normé pour l’agilité entrepreneuriale et trop volatile pour une fidélisation durable.

Cette situation révèle une tension structurelle : comment marier les attentes nationales, souveraineté, régulation, protection des données, avec l’impulsion indépendante du secteur privé, qui innove plus vite mais sans toujours répondre aux exigences de l’Éducation nationale ? Une étude récente menée par la Banque des Territoires et EY‑Parthenon souligne cette complexité : les collaborations public‑privé restent marginales, malgré une volonté affichée de structurer la filière. Les collectivités territoriales, bien que souvent moteurs d’innovation, manquent de leviers pour intégrer durablement les solutions EdTech dans les politiques éducatives.

Avantage écologique et responsabilité civique

L’introduction d’un modèle OaaS dans l’EdTech ne peut se limiter à des considérations économiques ou techniques : elle engage des choix moraux et civiques qui relèvent directement de la mission enseignante. Les enseignants, par vocation et par mandat social, portent une exigence éthique qui dépasse la simple efficacité instrumentale : ils sont garants de la formation de citoyens capables de juger, de peser les conséquences de leurs actes et de participer à la vie collective. Inscrire OaaS dans une perspective écologique, c’est donc d’abord reconnaître que la transition technologique doit être subordonnée à des finalités éducatives et environnementales explicites, et non guidée uniquement par des logiques de marché ou d’optimisation de court terme.

Concrètement, cela implique que les équipes pédagogiques et les directions d’établissement soient parties prenantes de la définition des indicateurs de sobriété et de qualité : kWh par output, kgCO₂e par session, taux de réutilisation des ressources et ratio bénéfice pédagogique/empreinte environnementale. Ces indicateurs doivent être intégrés aux cahiers des charges lors des appels d’offres et des partenariats EdTech, afin que la commande publique favorise les solutions qui démontrent une efficacité pédagogique réelle tout en minimisant leur empreinte. Les enseignants, formés et consultés, peuvent alors exercer un rôle de veille et d’évaluation, signaler les usages excessifs, proposer des scénarios pédagogiques moins énergivores (regroupement des traitements, réutilisation des outputs, alternance numérique/présentiel) et défendre des pratiques qui privilégient la profondeur d’apprentissage sur la multiplication d’interactions numériques superficielles.

La responsabilité de formation à la citoyenneté numérique se double d’une responsabilité écologique : enseigner la littératie numérique, c’est aussi apprendre aux élèves à comprendre les coûts matériels et environnementaux des services numériques, à questionner la nécessité d’une requête, à concevoir des usages sobres et à évaluer la pertinence d’un output au regard d’un objectif d’apprentissage. Intégrer ces dimensions au curriculum, par des modules sur l’empreinte numérique, des études de cas sur la consommation énergétique des services d’IA et des projets d’éco‑conception pédagogique, permet de faire des élèves des acteurs informés et responsables, capables de peser les bénéfices et les coûts d’une technologie. Cette éducation civique numérique doit être portée par des ressources pédagogiques co‑construites entre enseignants, chercheurs en didactique et ingénieurs EdTech, et évaluée par des critères qui combinent impact pédagogique et soutenabilité.

Sur le plan organisationnel, la mise en œuvre d’un OaaS écologiquement responsable nécessite des dispositifs de gouvernance partagée : comités locaux associant enseignants, collectivités, parents et fournisseurs ; chartes de sobriété numérique ; et obligations de transparence sur les consommations. Les collectivités territoriales et l’État ont un rôle central pour financer des infrastructures mutualisées à faible intensité carbone (pools d’inférence publics, datacenters alimentés par des énergies renouvelables) et pour subventionner l’accès des établissements fragiles afin d’éviter une fracture écologique et pédagogique. Les enseignants, en tant qu’experts des usages, doivent être habilités à refuser des déploiements qui ne respectent pas les critères éthiques et environnementaux définis collectivement.

Enfin, la posure morale des enseignants appelle une démarche réflexive continue : former les élèves à la citoyenneté numérique implique de cultiver le doute méthodologique, l’esprit critique et la capacité à interroger les finalités technologiques. Dans un modèle OaaS, où chaque output a un coût mesurable, il devient pédagogique d’initier des exercices où les élèves comparent scénarios pédagogiques selon des critères d’efficacité et d’empreinte, où ils participent à la conception d’algorithmes simples optimisés pour la sobriété, et où ils évaluent collectivement les compromis entre intensité numérique et qualité d’apprentissage. Cette pédagogie de la responsabilité transforme l’EdTech en un laboratoire civique : elle fait des établissements des lieux où se négocient non seulement des savoirs, mais aussi des normes de consommation technologique et des principes de justice environnementale.

En somme, OaaS peut offrir un avantage écologique réel si, et seulement si, il est encadré par des choix politiques, pédagogiques et moraux explicites. Les enseignants, par leur engagement éthique et leur rôle formateur, sont des acteurs indispensables de cette orientation : leur volonté morale, soutenue par des formations adaptées et des mécanismes de gouvernance, conditionne la capacité du système éducatif à faire de la transition numérique une opportunité de formation citoyenne et de sobriété écologique, plutôt qu’un facteur d’accélération de la consommation énergétique et d’aggravation des inégalités.

Conclusion : pression évolutive et innovation techno‑économique

La pression évolutive que l’IA exerce sur l’éducation se concentre désormais sur le système EdTech lui‑même : il devient indispensable de promouvoir une gouvernance partagée de l’innovation pédagogique où les startups ne sont pas de simples prestataires mais de véritables partenaires stratégiques. Cela exige une acculturation réciproque, la reconnaissance des contraintes institutionnelles et entrepreneuriales, et une volonté politique claire pour faire de l’innovation un levier d’équité éducative. Sans mécanismes de péréquation et de soutien ciblé, la transition technologique risque d’accentuer la concentration et d’exclure les territoires et les publics les plus fragiles ; l’innovation ne doit pas rester l’apanage de quelques bassins d’excellence ou de quelques enseignants technophiles. Au contraire, elle doit irriguer l’ensemble du système, articuler socles stables et expérimentations locales, et lier déploiement technologique et formation des acteurs pour que l’IA, en amplifiant les pratiques pédagogiques, réduise effectivement les inégalités et donne à chacun les moyens de s’approprier les savoirs.