FX dans l'asset management : l'angle mort de gouvernance qui devient visible
Le change est partout, dans chaque souscription, chaque rachat, chaque investissement international, et pourtant rarement considéré comme un véritable sujet de gouvernance.
En vingt ans passés au cœur des infrastructures de change institutionnelles, à Londres puis à Paris, j’ai observé un paradoxe récurrent chez les asset managers européens : le FX est omniprésent dans leurs opérations quotidiennes, mais largement absent de leurs tableaux de bord stratégiques.
Le change est partout, dans chaque souscription, chaque rachat, chaque investissement international, et pourtant rarement considéré comme un véritable sujet de gouvernance. Longtemps, il s’est géré « en arrière-plan », délégué aux custodians ou traité comme une commodité technique. Tant que les opérations se déroulaient sans incident majeur, pourquoi s’en préoccuper davantage ?
Mais aujourd’hui, plusieurs évolutions structurelles convergent et rendent cet angle mort de plus en plus difficile, et coûteux, à ignorer.
Le FX n’est pas cher : il est opaque
La première source de confusion tient à la nature même du coût FX. Contrairement aux frais de gestion, de custody ou de transaction, le FX ne donne pas lieu à une facture explicite. Il n’y a pas de ligne « coût de change » clairement identifiable dans les reportings.
Le client, qu’il soit asset manager ou asset owner, ne voit qu’un prix : un taux d’exécution. Le coût, lui, est implicite. Il se loge dans le spread, dans le timing d’exécution, dans les cut-offs opérationnels, dans les frictions de workflow. Et, in fine, ce sont les investisseurs finaux qui le supportent, souvent sans le savoir.
Ce n’est pas un dysfonctionnement. C’est la manière dont les marchés de change fonctionnent historiquement : un marché OTC, fragmenté, sans prix unique, où l’information est asymétrique par construction.
Mais cette opacité pose désormais une question centrale : comment gouverner ce que l’on ne mesure pas ?
Pourquoi le FX devient un sujet de gouvernance
Une délégation qui fonctionne… trop bien
Les custodians font un travail remarquable. Ils automatisent les flux, assurent le règlement-livraison, gèrent les confirmations et absorbent une complexité opérationnelle considérable. Pour l’asset manager, l’expérience est fluide. Les opérations passent. Les incidents sont rares. Le système fonctionne.
Mais cette efficacité crée une zone d’ombre : que paie-t-on exactement pour cette fluidité ?
Contrairement aux autres postes de coûts, le FX délégué ne se prête pas facilement à un contrôle ex post. Les spreads sont variables, dépendants des horaires, des devises, des volumes et des conditions de marché. Les effets de cut-offs ou de timing ne sont visibles qu’en agrégé, rarement analysés de manière structurée.
Selon plusieurs études sectorielles, une majorité d’asset owners n’ont pas de processus indépendant pour monitorer la qualité de leurs prix FX. Non par négligence, mais parce que l’information n’est tout simplement pas organisée pour être auditée facilement.
L’automatisation a changé l’équation économique
Il y a quinze ou vingt ans, exécuter du FX institutionnel nécessitait des équipes de trading dédiées, des middle offices étoffés et des systèmes coûteux. Le coût de production était élevé, ce qui justifiait des spreads plus larges.
Aujourd’hui, une fois l’infrastructure STP en place, le coût marginal d’une transaction FX automatisée est devenu extrêmement faible. Pourtant, les modèles tarifaires n’ont pas toujours suivi cette évolution.
Ce n’est pas une question de mauvaise volonté ou de manque d’éthique. C’est simplement que le marché ne s’est jamais véritablement ajusté, faute de pression concurrentielle suffisante sur ce segment précis.
Les très grands asset managers, ceux qui gèrent 50 milliards d’euros et plus, disposent du poids, de la data et des équipes nécessaires pour négocier des conditions très compétitives. À l’inverse, un acteur de 2 à 10 milliards d’euros se retrouve souvent sur des grilles « standard », avec peu de leviers pour challenger efficacement ce qu’il paie réellement.
L’agrégation des flux crée une valeur invisible
Lorsqu’un custodian agrège les flux FX de dizaines de clients, il bénéficie d’avantages structurels majeurs : internalisation de positions opposées, routage optimisé vers différentes sources de liquidité, gestion globale du risque de change.
Cette optimisation crée de la valeur économique réelle. Mais cette valeur est, par nature, invisible pour le client individuel. Celui-ci ne peut pas savoir quelle part de son flux a contribué à l’efficacité globale du book, ni comment cette efficacité est redistribuée.
C’est un mécanisme ancien et parfaitement rationnel des marchés OTC : celui qui voit l’ensemble des flux dispose d’un avantage informationnel structurel sur celui qui n’en voit qu’un fragment.
T+1 : un révélateur, pas la cause
Le passage au règlement-livraison en T+1 en Europe, prévu pour octobre 2027, ne crée pas ces enjeux. Il les rend simplement plus visibles.
La compression des fenêtres opérationnelles, la désynchronisation accrue des cut-offs, la réduction des marges de manœuvre en cas d’incident vont accentuer les frictions existantes. Ce qui était absorbable à T+2 devient plus critique à T+1.
Face à cette complexité, la réaction naturelle des asset managers sera de déléguer davantage au custodian pour sécuriser les opérations. C’est une décision rationnelle, souvent pertinente sur le plan opérationnel.
Mais c’est précisément à ce moment-là que la question du coût réel et de la gouvernance du FX devient centrale.
Trois questions de gouvernance à se poser
Sans accusation, sans remise en cause des acteurs en place, mais par simple responsabilité fiduciaire, trois questions méritent aujourd’hui d’être posées.
Première question : avez-vous une vision complète de votre coût FX total ?
Pas seulement le spread visible transaction par transaction, mais aussi le coût d’opportunité lié au timing d’exécution, les frictions induites par les cut-offs, et la valeur potentiellement non capturée dans l’agrégation des flux.
Deuxième question : êtes-vous en mesure de démontrer la best execution FX à vos investisseurs ?
Comparer ex post un taux d’exécution à un mid-market rate est un début, mais cela ne suffit pas à documenter la qualité d’un dispositif FX dans son ensemble. La gouvernance des processus, la cohérence des workflows et la capacité à expliquer les choix opérationnels deviennent tout aussi importantes.
Troisième question : pourriez-vous expliquer clairement votre dispositif FX à un régulateur ?
Avec T+1, les autorités vont s’intéresser de plus près aux chaînes opérationnelles. Non pour sanctionner, mais pour s’assurer que les risques sont compris, maîtrisés et documentés.
Le rôle croissant de l’audit indépendant
Les custodians jouent un rôle clé et indispensable dans l’écosystème. Mais ils opèrent dans leur périmètre. La question qui se pose désormais est celle de l’audit du périmètre de l’asset manager lui-même.
Un audit FX indépendant ne vise pas à remplacer ni à critiquer les custodians. Il a une autre fonction : cartographier les workflows front-to-back, mesurer les coûts visibles et implicites, identifier les frictions, et documenter l’ensemble de manière auditable.
L’objectif n’est pas de désigner des responsables, mais de rendre visible ce qui, jusqu’ici, ne l’était pas.
D’un sujet technique à un enjeu fiduciaire
Le FX n’est plus un simple sujet opérationnel. Il devient un enjeu de gouvernance, de transparence et, in fine, de performance pour les investisseurs.
Non pas parce que le marché fonctionnerait mal, mais parce que le contexte évolue : T+1 resserre les contraintes, les investisseurs demandent plus de lisibilité, et les régulateurs s’intéressent davantage aux chaînes de valeur complètes.
Comprendre ce que l’on paie réellement en FX n’est plus un luxe réservé aux plus grands acteurs. C’est désormais une question de responsabilité fiduciaire.