Maya Rogers (CEO de Tetris) "Notre objectif est de faire de Tetris une marque culturelle et iconique"

À la tête de The Tetris Company, Maya Rogers revient pour le JDN sur le succès planétaire du jeu culte créé en 1984. Elle détaille les enjeux de sa modernisation et son ambition d'en faire une véritable marque culturelle.

JDN. Quel est aujourd'hui le public de Tetris, et sur quelle plateforme le jeu connaît-il le plus de succès ?

Maya Rogers est la PDG de The Tetris Company © Tetris

Maya Rogers. Tetris a célébré son 40e anniversaire l'année dernière. Il y a toujours un jeu Tetris disponible sur toutes les plateformes permettant de jouer aux jeux vidéo. Le jeu Tetris Effect est disponible sur la plupart des consoles alors que Tetris 99 est de son côté exclusivement disponible sur la Nintendo Switch. Nous venons également de lancer une version appelée Puyo Puyo 2s dédiée à la nouvelle plateforme Nintendo Switch 2. Au total, nous avons vendu 520 millions d'unités physiques, ce qui n'inclut pas les téléchargements mobiles ni les jeux sur téléphone portable ou PC. Plus d'un milliard de parties de Tetris sont jouées chaque année à travers le monde. Logiquement, c'est sur le mobile que Tetris est le plus populaire.

Qu'est-ce qui, selon vous, explique l'incroyable longévité du jeu, depuis sa création en 1984 ?

Alekseï Pajitnov, son créateur russe, a sans doute réussi à créer le jeu parfait. Un jeu qui ne nécessite aucun langage, et qui répond au besoin humain fondamental de créer de l'ordre à partir du chaos. Quand on voit les pièces tomber, nous avons naturellement envie de les assembler. C'est un peu comme faire sa valise et vouloir tout optimiser. Cet "effet Tetris" attire un public très diversifié avec un ratio homme-femme très équilibré. La tranche d'âge la plus représentée, qui est notre cœur de cible, est celle des 18-25 ans. C'est un jeu simple à prendre en main, mais difficile à maîtriser si l'on cherche à devenir expert. 

Quel est le rôle de The Tetris Company, que vous dirigez et comment est-elle née ?

The Tetris Company, fondée en 1996 par Alekseï Pajitnov et Henk Rogers, est aujourd'hui l'agence exclusive de gestion et de licence de Tetris. Basée à Honolulu, la société possède et protège sa propriété intellectuelle.  À l'époque soviétique, Pajitnov ne pouvait percevoir aucun revenu ou royalties pour sa création. Après avoir découvert Tetris, mon père, Henk Rogers, s'est rendu en Union soviétique dans les années 1980 pour en négocier les droits. Une véritable amitié est née entre les deux hommes. Ce n'est qu'en 1996, après la chute de l'URSS, que Rogers et ses partenaires ont pu racheter les droits pour fonder The Tetris Company avec Pajitnov. Mon père avait entre-temps convaincu Nintendo d'inclure Tetris avec la Game Boy dans une offre bundle, une initiative qui a contribué à faire connaître le jeu dans le monde entier et a aussi énormément contribué au succès de la Game Boy.

Votre père ainsi qu'Alexeï Pajitnov sont-ils encore impliqués dans Tetris ?

Henk Rogers avait fait une promesse à Alexeï, scellée par une poignée de main, qu'après l'effondrement de l'Union soviétique, il le ferait entrer dans l'entreprise pour qu'il soit reconnu comme le créateur et obtienne ce qu'il méritait. Aujourd'hui, ils sont toujours partenaires et participent à part égale aux décisions majeures de l'entreprise.

Comment réussissez-vous à moderniser Tetris sans altérer son gameplay d'origine ?

Nous veillons toujours à ce que, dès les premières secondes, chaque nouvelle version du jeu reste immédiatement identifiable comme du Tetris. Les blocs tombent et il faut les aligner pour former des lignes : cette mécanique simple reste le socle du jeu tel qu'il existait sur Game Boy. Elle est toujours présente, tout comme les sept formes emblématiques, appelées "tétraminos". Pour autant, nous cherchons à innover. Nous venons par exemple de lancer Tetris Block Puzzle, un jeu mobile qui transpose les mécaniques de Tetris dans un format de puzzle par blocs. L'an dernier, nous avons également collaboré avec Minecraft, où les joueurs peuvent collecter des objets afin de débloquer un terrain de jeu Tetris. Nous explorons ainsi de nouveaux formats mais sans jamais trahir l'essence du jeu

Tetris fait déjà l'objet de compétitions internationales. Cherchez-vous à le faire reconnaître comme une véritable discipline électronique sportive ?

Intégrer Tetris dans l'e-sport et, pourquoi pas, en faire une discipline olympique, est en effet l'un de nos objectifs. Le jeu s'y prête bien car il est non violent, ne nécessite aucun langage et peut être joué par tous. Mais dès qu'on entre dans une logique compétitive, il devient extrêmement exigeant. C'est aussi un format captivant à regarder et que chacun peut comprendre. Nous travaillons donc à faire reconnaître Tetris comme une véritable discipline e-sportive.

Quelles sont les sources de revenus de The Tetris Company, que vous dirigez ?

Nous gérons la marque Tetris et ses licences. Nous travaillons avec des entreprises comme Nintendo ou Sega, qui développent les jeux, et nous percevons des frais de licence. Nous avons arrêté de produire ces jeux en interne il y a une quinzaine d'années, même si nous pouvons développer certaines choses au stade de concepts. Notre équipe de management, basée à Hawaï, est de taille réduite. Mais en incluant tous nos partenaires et studios sous licence, dont certains travaillant en exclusivité sur le jeu, l'écosystème Tetris représente aujourd'hui plusieurs centaines de personnes dans le monde.

Tetris est connu pour avoir son lot de copycats. Comment vous protégez-vous, et comment faire la distinction parfois fine entre un clone et un jeu ressemblant ?

Tetris a toujours été un jeu simple à reproduire. Pour autant, notre propriété intellectuelle est protégée, et il n'est pas autorisé de recréer le jeu sans licence. Nous avons été parmi les premiers acteurs de l'industrie à démontrer qu'un gameplay basé sur une mécanique simple pouvait être protégé juridiquement. Nous évitons de détailler publiquement ce qui constitue exactement un clone, mais notre position est claire : si un jeu donne la sensation de jouer à Tetris, alors nous nous défendons. Nous avons mis en place des systèmes de détection pour repérer les copies illégales et les faire retirer, notamment ceux mis en ligne sur l'App Store d'Apple ou Google Play.

Vous avez déclaré vouloir faire de Tetris une marque "lifestyle". Qu'entendez-vous par-là et comment comptez-vous y parvenir ?

D'abord par le divertissement. Il y a trois ans, le film Tetris est sorti sur Apple TV+, racontant l'histoire rocambolesque de la création du jeu. Nous développons aussi de nombreux produits dérivés, avec une attention particulière portée à la mode et au textile, mais aussi aux jouets et aux jeux de société physiques. Aux États-Unis, nous avons par exemple lancé Tetris Tumble, une version géante du jeu à manipuler, vendue chez Costco. Plus récemment, nous avons annoncé une collaboration avec Red Bull pour organiser une compétition en ligne mondiale. Les gagnants seront invités à une grande finale à Dubaï, avec une épreuve en direct projetée par des drones dans le Dubaï Frame. En France, La Poste nous a contactés pour un partenariat autour d'un timbre collector, car ses méthodes logistiques s'inspirent depuis longtemps des principes d'optimisation propres à Tetris. À travers ces initiatives, notre objectif est de faire de Tetris plus qu'un jeu vidéo et de le faire évoluer en une marque culturelle et iconique.

Après avoir célébré son quarantième anniversaire l'an dernier, pensez-vous que Tetris sera encore joué pendant quarante autres années, dans un monde du jeu vidéo qui a considérablement évolué depuis la Game Boy ?

J'en suis convaincue. À l'instar des échecs, Tetris est un jeu intemporel qui, selon moi, ne disparaîtra jamais. Nous voulons qu'il continue de toucher les jeunes générations en créant des versions modernes, sans jamais en sacrifier l'essence. Tetris Effect en est un excellent exemple. Ce jeu, qui a remporté des prix, adapte le gameplay classique aux technologies d'aujourd'hui, en intégrant réalité virtuelle sur le casque Quest ainsi qu'univers sonore immersif. Nous continuerons à proposer Tetris sur chaque nouvelle console et à renforcer son impact culturel, via la mode, le merchandising et le divertissement.

Maya Rogers est la PDG de The Tetris Company, l'entreprise détentrice des licences Tetris.  En plus de développer la marque Tetris dans les domaines de la mode, du bien-être et du divertissement, Maya a notamment lancé des titres à succès comme Tetris Effect. Elle est également cofondatrice de Blue Startups, le premier accélérateur de startups d'Hawaï, dédié à la promotion d'entrepreneurs issus de la diversité.