L'ingénierie des exigences

Une transformation s’engage dès lors qu’au moins une exigence est formulée. Chronique rédigée en collaboration avec Pascal Silvestre, directeur Sopra Steria Next.

Peut-on envisager la naissance d’une transformation sans l’expression d’une exigence ? L’entreprise DOIT..., les dispositifs à prévoir DEVRONT... En fait, un mouvement ou une transformation s’engagent dès lors qu’au moins une exigence est formulée. Leur réussite et la valeur qui en est tirée se mesurent par le degré de satisfaction de l’exigence en question.

Pour autant, l’ingénierie des exigences (IE) est-elle réellement au cœur des préoccupations de ceux qui décident, réalisent ou bénéficient de ces transformations ? Force est de constater que c’est une discipline qui n’est pas généralisée hormis dans quelques secteurs (l’industrie, la défense…), voire qui reste totalement inconnue. Le framework TOGAF met les exigences au cœur de son processus de transformation. Et pourtant ?

Les méthodologies agiles déployées dans les projets SI laissent une part importante à la gestion des exigences, insisteront les experts de l’agilité de ces projets. Mais peut-on réellement parler d’ingénierie si l’on se borne à la gestion d’un « backlog » qui fixe les limites, certes changeantes si nécessaire, que les projets doivent atteindre ?

Aujourd’hui et plus encore demain, ce ne sont plus seulement les projets, ni les programmes, ni même la DSI qui DOIT être agile. C’est l’entreprise dans son entièreté. A ce titre, la maîtrise des exigences ne DEVRAIT-elle pas être la préoccupation de tous ses organes, du commandement au plus opérationnel ? Comment s’assurer que les changements s’opèrent de manière cohérente ? Comment évaluer l’impact des réorientations ou des abandons locaux voire globaux ? La mise en place de dispositifs qui accélèrent les mouvements (plateforme, cloud, DevOps) et la quête des bénéfices induits par les technologies émergentes (IA, data science, réalité augmentée, impression 3D) sont certes nécessaires mais insuffisantes pour aligner tous les rouages des organisations qui survivraient mal à l’émergence de mouvements browniens et erratiques ?

Pour les entreprises qui tendent vers un modèle agile, la masse des contraintes et des changements est énorme et les risques afférents importants. Le bout en bout (de la stratégie à l’exécution), la transversalité (tous les secteurs impliqués et impactés) et la prise en compte de l’écosystème (services partagés et communicants entre acteurs internes et externes) sont les conditions de la réussite. Pour sa part, l’IE apporte des éléments positifs qui facilitent la réussite de cette mise en mouvement particulièrement complexe.

Peut-être est-il nécessaire de resituer l’IE en tant que discipline globale et de montrer la valeur qu’elle apporterait dans un contexte où le besoin de maîtriser la cohérence, la sécurité, de préserver la confiance et créer l’adhésion sont nécessaires à défaut d’être suffisants.

Telle sera notre quête dans les pages qui suivent.

Le besoin d’en connaître

L’écosystème de plus en plus étendu, dématérialisé et virtuel des entreprises les amènent à adopter des modèles qui tendent à se généraliser (entreprise agile ou plateforme, écosystèmes massivement connectés…). Elles sont condamnées à un mouvement permanent (réorientation des stratégies, réglementations contraignantes, concurrence agressive, nécessité d’ouverture…) qui se répercute à tous les niveaux de décision, des opérations et même dans les fonctions support. L’imprédictibilité qui suppose d’être en capacité de réagir au plus vite impose sa loi de manière de plus en plus marquée.

Dès lors, concernant les besoins de plasticité des systèmes d’information, il convient de disposer de souplesse dans l’organisation et de flexibilité dans les solutions numériques déployées.

Il faut gagner du temps et aller toujours plus vite. Pour cela, on documente de moins en moins. On fait et on refait sans capitaliser. On se réinvente dans un contexte local et souvent au détriment de la cohérence globale. On atomise les problématiques, la vision holistique est progressivement perdue et même le local n’est plus connu.

En se projetant dans quelques années, l’entreprise sera-t-elle toujours en mesure de faire évoluer ses systèmes en consentant un effort raisonnable ? Sera-t-elle inéluctablement condamnée à les refaire, certes partiellement ? La loi du jetable ne risque-t-elle pas in fine de rapporter beaucoup moins que ce qu’elle coûte ?

Les entreprises avancent en faisant des petits pas, sans véritablement regarder s’ils les mènent là où elles DEVRAIENT être ? Ne risquent-elles pas de créer les conditions d’une dette technique, fonctionnelle ou financière qu’elles devront rembourser demain ? C’est bien ce qu’elles font aujourd’hui suite aux décisions d’hier.

Et, s’il existait un moyen d’adresser les exigences du présent en se préparant pour l’avenir ! N’est-il pas utile de savoir répondre à ces questions : faut-il ?

  • Disposer de la connaissance de l’existant suffisante pour envisager le changement (quel chemin prendre, si le point de départ est inconnu ?) ;
  • Comprendre les impacts sur le SI d’une stratégie changeante ;
  • Evaluer les impacts d’un renoncement local sur la satisfaction des enjeux stratégiques ;
  • Prévoir et construire des plans d’actions cohérents avec la réalité d’ensemble.

Ces quelques exemples montrent à l’évidence la nécessité d’en connaître.

C’est là que l’IE apporte son lot d’avantages pour maîtriser, utiliser et mettre à profit cette connaissance à tous les niveaux. Elle est au cœur des rouages des transformations et ne doit être ni un frein ni un obstacle. C’est en la rendant transparente qu’elle apportera sa valeur.

Elle ne concerne pas que la transformation numérique. Elle s’applique à toutes les évolutions – qui plus est ne sont pas indépendantes : organisation, métier, pilotage, marketing... Et ce, en fournissant une vision claire, complète, cohérente de bout en bout et transversale sur tous les composants de la chaîne de valeur.

Notre conviction

Définitions

L’ingénierie est l’ensemble des aspects technologiques, économiques, financiers et humains relatifs à l’étude et à la réalisation d’une ambition, qu’elle soit industrielle, informatique, organisationnelle…

L’exigence est la formalisation d’un attendu, qui tient compte des sources internes et externes à son contexte et qui se décline en résultat (objectif stratégique, fonction, produit…).

Une exigence peut être formulée de trois manières différentes selon un gabarit bien défini :

  • Une entité/activité/système DOIT … // EST CAPABLE DE… // PERMET à… de…

Quelques exemples illustrent la définition d’une exigence :

  • L’entreprise DOIT étendre son offre de services en collaborant avec des partenaires ;
  • La DSI DOIT rendre numérique son offre de services ;
  • Le SI EST CAPABLE d’interagir avec des systèmes externes ;

L’IE n’est autre que la démarche qui permet de mettre en œuvre l’ensemble des dispositifs nécessaires à l’expression, la priorisation et le pilotage des impacts liés à la maîtrise ou la non maîtrise des exigences.

L’ingénierie des exigences porte donc sur l’objet, la manière de le produire, les bénéfices positifs ou négatifs retirés.

Valeur propre de l’IE

Un premier éclairage

Les stratégies étant de plus en plus amenées à évoluer, il devient indispensable pour les organisations et les systèmes d’informations de développer une capacité à s’adapter quasi instantanément à de nouvelles réalités et aux "effets de mode" perpétuels souvent imprédictibles pour répondre efficacement à des ambitions elles-mêmes changeantes.

Il est donc essentiel de construire des dispositifs pouvant accompagner et sécuriser les impacts de bout en bout de ces mouvements continus, et ce en favorisant une vision d’ensemble, permettant une cohérence et une corrélation directe entre le métier, l’organisation, la stratégie et les SI de manière glissante, durable, transparente et maitrisée.

L’IE répond favorablement à cet attendu

Par construction, elle favorise une expression claire, suffisante et précise des objectifs et des besoins à chaque niveau d’expression. Elle permet ainsi de piloter la performance, si chaque exigence est conjuguée en termes de pertinence, efficience et efficacité.

Le pilotage d’ensemble est facilité et optimisé grâce à un outillage dédié. L’IE outille les transformations systémiques et permet de gérer tous les degrés de complexité surtout dans des écosystèmes de plus en plus collaboratifs et de moins en moins structurés.

Les bénéfices de l’IE

De par son approche holistique, l’ingénierie des exigences permet de piloter efficacement l’atteinte du résultat en concordance avec l’objectif initial (objet), de définir pertinemment l’apport de l’objet attendu (valeur) tout en optimisant la transformation qui permet de le construire (projet).

De manière opérationnelle, chaque partie prenante s’exprime dans un langage qui lui est propre. Les exigences ainsi définies sont partagées avec les acteurs qui auront à les satisfaire avec une traçabilité complète des impacts induits garantie par l’IE.

L’ingénierie des exigences sécurise la pertinence du projet engagé en mettant en place un dispositif de veille qui mesure et prédit la valeur en cours puis atteinte en comparaison à celle attendue du projet.

Ainsi, l’IE favorise un pilotage par la valeur, en impliquant toutes les parties prenantes sur l’ensemble de la chaine d’analyse avec un mécanisme de reporting transparent qui permet la mise à disposition des moyens à la hauteur des ambitions.

L’ingénierie des exigences favorise l’anticipation et la sécurisation des impacts organisationnels et SI induits par les stratégies instables et mouvantes suivant les tendances éphémères des marchés tels que nous les connaissons actuellement.

Elle favorise une cohérence d’ensemble et permet de faire converger les initiatives, projets ou propositions - de prime abord hétérogènes - et de les aligner vers une direction et un objectif commun et unifié.

Un dispositif outillé

En définissant des exigences claires, en les partageant, en les priorisant et en les pilotant, on met en place de façon systématique et presque naturelle un dispositif complet et transparent.

L’ingénierie des exigences appliquée à l’ensemble PERMET la création d’un lien et d’une traçabilité immédiate entre les objectifs stratégiques et les enjeux métier d’une part, la déclinaison en projets opérationnels, le déploiement et la conduite du changement d’autre part, et enfin avec les autres métiers de l’entreprise (fonctions support, gestion RH, juridique et contractuel…) et ses systèmes d’information.

Le pilotage est ainsi simplifié, la gouvernance plus éclairée, les initiatives homogènes et sécurisées. L’IE accompagne les projets et investissements dans un contexte dynamique et en mouvement permanent.

Ce dispositif est construit par le biais, très opérationnel certes, d’un référentiel d’exigences.

Le référentiel formalise les attentes de chaque partie prenante, trace et mesure de manière immédiate les impacts liés aux évolutions des exigences (bidirectionnels et transversaux).

L’IE et l’agilité

A cet instant, nous sommes en droit de nous interroger sur l’usage de l’IE pour servir une agilité des pratiques à tous les niveaux de transformation.

Le référentiel des exigences DOIT être utilisé dès la formulation de la stratégie pour ainsi tracer la déclinaison de ses exigences sur les organisations jusqu’aux programmes de transformation du système d’information entre autres.

Il est important de souligner ici que le modèle agile appliqué aux projets via les différents frameworks existants reste inchangé. En effet, la gestion des exigences, qu’elles soient fonctionnelles ou non, posées sur les SI est maintenue.

Il faut étendre la gestion des exigences globalement appliquée aujourd’hui au seul périmètre des projets et en faire une réelle ingénierie impactant tous les processus et métiers, de bout en bout pour avoir une réelle connaissance de son patrimoine (informationnel, humain, capacitaire…) et de son devenir.

Nous créons par le biais de l’ingénierie des exigences et par la gestion de son référentiel un véritable réseau d’exigences.

Il convient de ne pas s’arrêter aux seules exigences qui pèsent sur la stratégie, le métier et leurs déclinaisons. Il faut également définir celles devant peser sur le système d’information, par exemple :

  • Il DOIT être évolutif pour s’adapter rapidement aux changements continus et concrétiser les ambitions qui en découlent grâce à une connaissance persistante des données et services disponibles ;
  • Il DOIT être flexible pour répondre efficacement aux nouveaux usages ;
  • Il DOIT être ergonomique et robuste pour assurer sa pérennité dans l’écosystème ;
  • Il DOIT s’inscrire dans les nouvelles méthodes de conception et politiques numériques d’ensemble telles que la mise en plateforme, le cloud, la mobilité ou encore le digital.

Afin de pouvoir garantir une agilité d’ensemble et une cohérence des initiatives, il FAUT appliquer le dispositif IE à tous les niveaux de la chaîne d’analyse et à leurs dépendances jusqu’aux systèmes d’information.

Ce qui revient à définir et à maintenir le réseau des exigences appliqué à la valeur, aux projets et à l’objet.

Dans un monde où l’agilité des projets ne cesse de gagner du terrain, où les ambitions sont de plus en plus fortes, mouvantes voire imprévisibles, l’ingénierie des exigences est l’un des rares outils clés en main permettant d’accompagner cette dynamique et de sécuriser le déploiement de l’agilité à tous les niveaux de décision.

L’ingénierie des exigences est donc bien un réel catalyseur de l’agilité et de maîtrise de l’imprévisibilité.

La preuve par l’exemple

Une des exigences que l’on pourrait judicieusement poser sur l’organisation pour atteindre l’agilité d’entreprise et plus largement de l’écosystème est l’interopérabilité.

En effet, l’interopérabilité anticipée et réfléchie dès la définition de la stratégie IT favorise la conception d’un système d’information en réelle capacité de répondre aux enjeux futurs et d’accompagner durablement les besoins de coopération et d’échanges ; de fait nous évitons de mettre en place des services ad hoc aux systèmes d’information existants pour répondre à un besoin d’interopérabilité immédiat et potentiellement non pérenne. D’ailleurs, nous constatons que ces services pensés et souvent mis en place a posteriori ne répondent que partiellement aux besoins et se réalisent dans des conditions non totalement maîtrisées dans la mesure où les systèmes d’information les supportant ne sont pas nativement conçus dans cette optique d’interopérabilité. De plus, cela entrave la capacité des entreprises à s’inscrire dans une dynamique d’agilité et d’évolution continue.

Anticiper l’exigence de l’interopérabilité des organisations et des systèmes est nécessaire mais non suffisant. Il est essentiel de prévoir un dispositif permettant de piloter cette exigence et de suivre sa déclinaison jusqu’aux couches les plus basses du système.

L’ingénierie des exigences telle que nous l’avons présentée supra, répond à ces enjeux et assure la traçabilité de bout en bout ainsi que le lien avec les composants connexes de l’interopérabilité, tels la sécurité des données ou la sémantique par exemple.

Conclusion

Une stratégie mouvante et tracée avec sa déclinaison connue dans la durée, des programmes ou projets alignés, des marchés pilotés par leurs objectifs, des initiatives locales nouvelles à promouvoir, des renoncements nécessaires, des contraintes externes qui bouleversent les plans établis… tous ces faits ou ambitions sont autant de facteurs qu’il convient d’intégrer dans les transformations. La traçabilité des décisions et des résultats obtenus, les conséquences des réorientations… DOIVENT être au cœur des décisions qu’elles soient locales, transverses ou globales.

Dans ce cadre, nous avons vu que l’ingénierie des exigences apporte son concours à la réussite des transformations si on l’aborde de manière globale.

Dans ce contexte nous ne pouvons pas douter que l’ingénierie des exigences apporte cohérence et rigueur et crée les conditions d’une collaboration établie sur des valeurs communes et partagées.

Nous venons de marteler et marteler encore et encore agilité, rapidité, mouvance, imprédictibilité qui sont des mots particulièrement à la mode en cette ère de la prise de pouvoir du numérique.

Alors, pourquoi se demander encore si l’IE a du sens pour maîtriser durablement la complexité ambiante ? A moins que d’autres dispositifs naissants ne soient en train de la supplanter avant même qu’elle ne se généralise et apportent des réponses d’ensemble encore plus efficaces.

Mais où se cachent-ils donc ?

Chronique rédigée en collaboration avec Pascal Silvestre, 25 ans d'intégration de système (pilotage des grands projets de transformation) et 12 en conseil SI, architecte d'entreprise, directeur, Sopra Steria Next.