Ils ont vendu leur start-up des millions… et n'ont rien touché
Des levées de fonds spectaculaires, des acquisitions largement relayées, des fondateurs reçus à l'Elysée ou sur les plateaux télé… L'écosystème start-up adore raconter les histoires qui finissent bien. Mais il reste plus discret sur celles qui laissent un goût amer. Au milieu de l'océan de posts LinkedIn faisant l'apologie de l'entrepreneuriat facile, certains entrepreneurs prennent pourtant la parole pour raconter une autre réalité : celle d'une revente… qui ne leur a rien rapporté.
Ce paradoxe est plus fréquent qu'il n'y paraît, mais encore difficile à chiffrer. Aucune étude n'indique combien de fondateurs sortent réellement gagnants d'un exit. Faute de données consolidées, il faut glaner les témoignages de ceux qui veulent bien partager leur expérience.
Derrière les millions, des chèques à 0 euro
En 2024, la start-up française BeReal est rachetée par Voodoo pour 500 millions d'euros. Une des plus grosses sorties tech françaises de ces dernières années. Pourtant, "les fondateurs ont touché moins de 1% du montant annoncé", affirme Guillaume Moubeche, CEO de Lemlist et business angel, dans une vidéo YouTube. L'opération, très orientée actions, incluait un earn-out exigeant (paiement différé lié à la performance) et peu de liquidités immédiates pour des fondateurs qui s'étaient déjà largement dilués au fil des levées de fonds successives.
Même désillusion chez Théo Dorp, cofondateur de Crème de la Crème. Malgré une revente à plus de 10 millions d'euros, il a perçu… 15 000 euros. "Là où j'aurais dû en toucher environ 300 000 euros", écrit-il dans un post devenu viral sur LinkedIn. En cause ? La clause de liquidation préférentielle, qui a donné la priorité aux investisseurs lors de la redistribution du prix de vente. "Il faut le savoir, ça existe, et c'est le cas ici", insiste-t-il, évoquant la frustration et l'incompréhension de nombreux collaborateurs.
Une mécanique qui favorise les investisseurs
La liquidation préférentielle est une clause intégrée dans les levées de fonds. Elle garantit aux investisseurs de récupérer leur mise, parfois plusieurs fois, avant que les fondateurs ou salariés puissent toucher quoi que ce soit lors d'une vente. "C'est une clause de protection historique, héritée des pratiques américaines. Elle sécurise le risque des VC qui investissent très tôt dans la vie d'une start-up, généralement sur une équipe plus que sur un produit", explique Paul Jourdan-Nayrac, avocat spécialisé dans les opérations de venture capital.
Plusieurs niveaux existent : la clause dite 1x non participating est la plus courante, l'investisseur récupère une fois sa mise si jamais la société est revendue à une valorisation inférieure à la valorisation d'entrée de l'investisseur, pas plus. En revanche, si la cession est réalisée à un prix supérieur, cette clause n'est pas exercée par l'investisseur qui percevra comme tous les autres actionnaires son prorata du prix de cession. Mais certaines levées comportent des clauses plus agressives : 2x ou 3x (l'investisseur perçoit deux ou trois fois sa mise), voire des clauses dites participating, où il touche à la fois sa mise initiale et une part proportionnelle du reste des produits de cession.
Ces préférences s'additionnent à chaque tour de table : on parle de mur de préférence, ou liquidation stack. "Le dernier fonds arrivé est généralement prioritaire sur les précédents, qui sont eux-mêmes prioritaires sur les fondateurs. Le partage du gâteau se fait du haut vers le bas, et les fondateurs sont tout en bas de la cascade", résume Paul Jourdan-Nayrac.
Thierry Vignal, ex-CEO de la proptech Masteos, l'a appris à ses dépens. Sa start-up, valorisée jusqu'à 150 millions d'euros, a finalement été revendue à la barre du tribunal pour 1,5 million. "Même si j'avais vendu la boîte 50 millions, je n'aurais quasiment rien touché", affirme-t-il. Il détenait pourtant encore près de 20% du capital, mais la liquidation préférentielle le privait de tout droit à la sortie.
Lever, dépenser, recommencer… et se brûler
Ce système entretient une spirale risquée. "Lever des fonds, c'est comme s'injecter des stéroïdes dans le sport : on grossit vite, mais on fragilise tout le corps", estime Thierry Vignal. Il reconnaît avoir été séduit, comme beaucoup de primo-entrepreneurs, par le prestige social des levées. "Quand on vous demande en soirée combien vous avez levé, vous vous sentez quelqu'un", confesse-t-il.
Il dénonce aussi l'illusion du cash-out, cette possibilité de revendre une partie de ses actions avant la sortie. "En réalité, c'est inaccessible pour un primo-entrepreneur. Le VC n'a aucun intérêt à voir le fondateur encaisser trop tôt : il redoute une démotivation", explique-t-il. Enfin, il met en garde contre les valorisations excessives : "Une valorisation trop haute peut bloquer toute possibilité de revente. On se retrouve avec une boîte survalorisée que personne ne peut acheter", avance-t-il.
Anticiper pour ne pas subir
Face à ces désillusions, certains entrepreneurs commencent à changer d'approche. C'est le cas de Thierry Vignal, qui vient de lancer Atom, une start-up dédiée à la réhabilitation de micrologements parisiens. "Cette fois, j'avance sans VC. J'ai levé juste de quoi payer les salaires jusqu'à la rentabilité. Un pied devant l'autre, sans stéroïdes", partage-t-il.
Alors, comment éviter de reproduire les erreurs passées ? D'abord, il faut lire en détail les clauses de chaque levée, et se faire accompagner dès le premier tour. Paul Jourdan-Nayrac recommande de négocier, quand c'est possible, un schéma dans lequel un pourcentage du prix de vente est réparti en priorité à tous les actionnaires avant application des préférences. "Cela permet aux fondateurs de percevoir une partie, certes faible, des produits de cession afin de récompenser les années de travail et de développement de leur start-up", commente-t-il. Ensuite, quand c'est possible, négocier un cash-out partiel lors des levées intermédiaires peut être une bonne option, à condition d'en faire une clause explicite et d'avoir une position de force. Les repeat entrepreneurs y parviennent plus facilement.
Il faut aussi démythifier le montant de la valorisation. Une valorisation plus faible mais réaliste maximise les chances de revente. "L'objectif des fondateurs ne devrait pas être d'aller chercher la plus haute valorisation possible lors d'un tour de financement, car il faut ensuite être capable de céder à une valorisation plus importante", avance Paul Jourdan-Nayrac. "Ce qui compte, ce n'est pas la valorisation affichée sur LinkedIn, c'est ce que vous pouvez concrètement encaisser à la sortie", abonde Thierry Vignal. Selon lui, il est aussi important de ne pas considérer le VC comme un passage obligé. "On a la BPI, les banques, les business angels. Parfois, il vaut mieux un modèle rentable dès le début qu'un modèle sous perfusion", conclut-il.