La Chine veut s'affranchir de l'Internet à l'occidental

Fin 2009, un durcissement de législation a rendu le .CN presque inaccessible. Depuis, les autorités chinoises ont ouvert une extension en caractères chinois. Leur stratégie : la reconquête de leur Internet.

En matière de nommage sur Internet, comme dans beaucoup d'autres domaines (ne voyez là aucun jeu de mot), les chinois nous mystifient souvent. Comment expliquer, par exemple, le profond changement de politique pratiqué par le gestionnaire du .CN, l'extension nationale chinoise ? Ouverte sur le tard, c'est à dire au début des années 2000, le .CN fut agressivement développé par les autorités chinoises pendant plusieurs années.

Par vagues de programmes d'incitation rappelant presque les grands élans nationalistes de Mao, les chinois ont été convaincus de consommer du .CN. Comme souvent, la Chine a pratiqué deux poids, deux mesures. Le système interne, réservé aux ressortissants du pays, permettant d'enregistrer des noms de domaine quasi gratuitement. Pour les étrangers, les tarifs étaient nettement plus élevés, tout en restant dans la norme dictée par l'économie .COM. Quelques dizaines d'euros par an, pas très cher pour les occidentaux férus de noms de domaine...

Côté Internautes chinois, la gratuité presque complète leur a permis de souscrire en masse à l'idée .CN. Résultat, en quelques années seulement, ce .CN parti de zéro est devenu la première extension nationale du monde avec plus de 14 millions de noms enregistrés. Et la 2e extension du monde, derrière le seul roi .COM, mais devant des pionniers comme le .NET ou le .ORG.
 
On change tout 
  Puis d'un coup, virage à 180 degrés ! Le CNNIC, organisme en charge du .CN placé (nous sommes en Chine après tout) directement sous la tutelle du gouvernement, annonce de nouvelles règles. Dorénavant, les particuliers sont presque complètement exclus de l'extension. Même pour les entreprises, enregistrer un .CN devient un chemin de croix. Du jour au lendemain, le .CN passe de libertaire à liberticide. Faire du .CN l'extension leader du globe n'est visiblement plus du tout à l'ordre du jour du côté de Beijing.

Les effets des nouvelles politiques restrictives ne tardent pas à se faire sentir. Le .CN perd dans les 3 millions de noms en quelques mois. D'après les chiffres donnés par le CNNIC, en juillet l'extension ne compte plus que 11,2 millions de noms. Une chute vertigineuse. Du jamais vu dans un secteur ou la croissance est quasi ininterrompue depuis des années, les extensions enregistrant généralement des gains annuels à deux chiffres.

Autre effet, le "réflexe national" commence à se perdre en Chine. On entend par là la tendance naturelle pour l'Internaute d'un pays à se tourner vers son extension nationale lorsqu'il veut enregistrer un nom de domaine. Sur la globalité des noms enregistrés par les chinois, la part de marché du .CN serait ainsi passé de 80 à 64,7%. Fort logiquement, les chinois ne pouvant plus facilement aller sur le .CN, ils se rabattent sur les extensions internationales, le .COM en premier. Pour les nouveaux enregistrements, la part de marché de cette extension serait passée de 16,6 à 29,6%. Un bond.
 
Préférence chinoise 
Pourquoi les autorités chinoises ont-elles à ce point changé leur fusil d'épaule ? Un début de réponse est à trouver du côté des extensions nationales en caractères non latins. Ces fameux "IDN" (pour "Internationalized Domain Names" ou noms de domaine internationalisés) sont des extensions permettant d'écrire la totalité d'une adresse Internet en alphabet non latin. Pour les chinois, c'est dans deux alphabets : le chinois traditionnel et le simplifié. Car les chinois se sont littéralement rués sur ce programme inauguré par le régulateur de l'Internet, l'Icann.  Un programme activé au dernier trimestre 2009, comme par hasard quelques semaines seulement avant le changement surprise des règles d'enregistrement du .CN...

La Chine n'a pas été le premier pays à postuler auprès de l'Icann pour se voir attribuer la version alphabet local de son extension nationale. La Russie ou les Emirats ont ainsi demandé des versions cyrilliques ou arabes de leur "point pays". Mais eux ont ensuite décidé de prendre leur temps, se lançant dans un programme de plusieurs mois pour bien préparer l'ouverture de ces nouveaux espaces Internet. La Chine a fait sa demande plus tard. Mais dès le feu vert de l'Icann reçu, il y a quelques semaines, le .CHINE localisé a immédiatement été mis en service.

Des sites officiels (par exemple des ministères ou de manifestations parrainées par le gouvernement) ont immédiatement ouvert avec une adresse complètement chinoise. Les chinois sont ainsi devenus les premiers à exploiter une extension nationale en caractères locaux. Taiwan et Hong Kong, deux territoires qui sont très importants aux yeux des autorités chinoises, ont également obtenu de l'Icann la version non latine de leurs extensions nationales. Les Internautes de ces trois pays vont donc pouvoir progressivement s'affranchir de nos 26 lettres pour surfer.

 
Couleur locale 
L'avènement des extensions chinoises au moment même où le .CN latin voit sa voilure fortement réduite ne doit certainement rien au hasard. Ces extensions localisées "appartiennent" vraiment aux chinois. Le .CN, issu du système américain, garde une connotation occidentale.

Les sites désignés par des adresses Internet à 100% en caractères chinois seront forcément plus attrayants pour les Internautes de ce pays. Alors finalement, en poussant à la déchéance du .CN et à l'adoption, en parallèle, des extensions IDN, les chinois ne fermeraient-ils pas leur Internet sans avoir l'air de le faire ?
Bien entendu, rien n'empêche les acteurs étrangers de réserver sur ces nouvelles extensions. Mais tout comme des poids lourds de l'Internet mondial (Google par exemple) sont obligés de respecter les règles spécifiques au pays pour y opérer, ceux qui veulent du nom de domaine chinois vont dorénavant devoir parler la langue, ou tout au moins accepter d'exploiter des adresses sans caractères latins.

Mais sur le long terme, il y a fort à parier que les chinois se tourneront en masse vers ces extensions en caractères locaux. La Chine deviendra alors l'un des premiers pays à avoir donner à son espace de nommage une couleur vraiment locale. Les sites, leurs adresses... et même les emails seront localisés. L'ère premier du Net, celui directement issu des pionniers américains et fonctionnant à 100% en ASCII, sera alors résolu.