Quelle responsabilité des éditeurs de logiciels en matière de délits de contrefaçon d’œuvres musicales ?

L’environnement numérique fragilise la protection des droits dont dispose l’auteur sur son œuvre. Il s’agit d’une réalité qui est corroborée par les nombreuses actions en justice engagées par la Société civile des producteurs de phonogrammes en France (SPPF) à l’encontre de certains éditeurs de logiciels.

Contrairement à ce qui se passe à l’étranger, où les sociétés éditrices de logiciels peer to peer échappent bien souvent à leur responsabilité pour utilisation illégale de leurs logiciels, en France, la loi puis les tribunaux ont posé des conditions strictes pour prétendre au bénéfice du statut d’hébergeur, lequel permettrait de déclarer ces éditeurs de logiciels P2P irresponsables pour le contenu diffusé sur leur site.
La décision rendue par la Chambre criminelle le 25 septembre 2012 dans l’affaire Radioblogclub.fr offre à nouveau l’occasion de se pencher sur la problématique de la responsabilité des éditeurs de logiciels en matière de délits de contrefaçon d’œuvres musicales.

Radioblogclub.fr est un site Internet d’écoute à la demande de musique fonctionnant à l’aide de liens hypertextes et d’un moteur de recherche fourni par le site. Il est exploité par la société Mubility. L’écoute des morceaux musicaux s’effectue par la technique du streaming, c’est-à-dire par une consommation en flux continu sans téléchargement des titres sur l’ordinateur de l’internaute. Toutefois, le site en cause permettait le téléchargement d’un logiciel destiné à créer des listes d’écoute (ou playlists) par les internautes, ces derniers disposaient ensuite de la possibilité de les partager sur d’autres sites ou de les envoyer directement sur leurs adresses e-mail. Surtout, la configuration du logiciel conduisait à un référencement automatique des playlists créées sur le site Radioblogclub.fr.
Grâce à ce référencement automatique des playlists, le site a pu comptabiliser plus de 800 000 connections par jour et plus de 20 millions par mois. Il s’agit de chiffres impressionnants qui ont favorisé la conclusion de contrats publicitaires dont les recettes ont exclusivement profité aux propriétaires du site Radioblogclub.fr.

Les propriétaires du site Radioblogclub.fr n’étant pas parvenus à un accord avec les sociétés de perception et de répartition des droits, à la différence d’autres sites comme Deezer, en ce qui concerne l’exploitation des droits et la rémunération, les sociétés en question ont assigné le site pour délits de contrefaçon d’œuvres musicales.

La 31e Chambre correctionnelle du TGI de Paris, puis la cour d’appel ont reconnu les propriétaires du site Radioblogclub.fr coupables des délits de contrefaçon, notamment pour avoir édité un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d’œuvres protégées. Sur le fondement des articles L.335-4 et L.335-2-1 du Code de la propriété intellectuelle les propriétaires du site litigieux ont été condamnés d’une part à une peine de 9 mois d’emprisonnement assortis du sursis, à la fermeture définitive du site et à une amende délictuelle de 10 000 €, et d’autre part à des dommages et intérêts d’un montant de 1 089 755 euros au profit des sociétés producteurs de phonogrammes.  

La Chambre criminelle rejette le pourvoi formé par les gestionnaires du site Radioblogclub.fr et confirme en tous ses points la décision des juges d’appel, y compris la lourde condamnation civile de plus d’un million d’euros.
Dans son attendu, la Cour de cassation dispose que « les prévenus ont conçu le logiciel et le site en cause afin de permettre au public d’écouter, au mépris des droits de leurs auteurs et producteurs, des phonogrammes qu’ils savaient protégés ». Alors que, poursuit-elle, d’une part « tout service de communication au public en ligne d’œuvres protégées, sans avoir obtenu les autorisations requises et toute mise à disposition d’un logiciel ayant cette finalité, entrent dans les prévisions des articles L. 335-4 et L. 335-2-1 du Code de la propriété intellectuelle » et que d’autre part, « l’hébergeur ne peut bénéficier de l’exonération de responsabilité pénale prévue par l’article 6, I. 3 de la loi du 21 juin 2004 s’il avait effectivement connaissance de l’activité illicite ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il n’a pas agi promptement pour retirer les informations stockées ou en rendre l’accès indisponible ».

La solution retenue par la Cour est intéressante à plusieurs titres. D’une part elle permet de vérifier que la qualification du statut d’hébergeur des éditeurs de logiciels est exigeante et difficilement accessible. D’autre part, non seulement l’existence d’une contrefaçon en matière de propriété intellectuelle peut être caractérisée dès qu’il y a communication au public sans autorisation d’une œuvre protégée et que celle-ci peut être déduite d’une intention du législateur. Enfin, la décision ne remet pas en cause les larges pouvoirs dont le juge du fond dispose, pour sanctionner civilement l’auteur de la contrefaçon.

Le refus du statut d’hébergeur à Radioblogclub.fr

Comme les juges du fond, la Chambre criminelle a rejeté le moyen invoqué par les prévenus selon lequel Radioblogclub.fr aurait le statut d’hébergeur, dont l’article 6, I.3 de la loi du 21 juin 2004 exonère de toute responsabilité pénale pour une activité illicite sur le site.

Devant les juges du fond, l’argument essentiel soulevé par les prévenus pour soutenir que l’activité du site était celle de simple hébergeur tenait au fait que les playlists étaient composées par les internautes eux-mêmes et que l’activité du site se limitait à la simple structuration et classification des informations mises à la disposition du public. Cependant, les premiers juges ont réfuté cette analyse, estimant au contraire que ce site « permettait de modifier ou de créer les contenus accessibles, en l’occurrence les playlists, et de les maintenir à disposition dans la base de données du site, et d’en permettre l’accès ». En définitive, le site offrait une capacité d’action sur les contenus accessibles, d’où l’existence d’un rôle actif dans le contrôle du contenu retenu par les juges.

Dans  leur pourvoi, dès le 1er moyen, les prévenus ont cherché à faire constater la qualité de simple hébergeur du site. Plus précisément, ils ont mis en avant le rôle passif du site et ont rappelé que les playlists étaient composées par les internautes et que la cour d’appel a exclu la qualité d’hébergeur du site sans rechercher si celui-ci ne faisait que stocker des liens hypertextes renvoyant aux playlists composées par les internautes.

De fait, si les prévenus ont insisté sur cet aspect des choses c’est que les tribunaux ont déjà reconnu la qualité d’hébergeur à un site exploité dans des conditions proches de celles de Radioblog. Ainsi, la 3e Chambre du TGI de Paris dans un jugement du 22 septembre 2009 impliquant la société YouTube avait retenu que « le fait que la société YouTube contienne des contenus stockés fournis par des tiers et d’autres édités par elle-même n’exclut pas la qualité d’hébergeur ; il en résulte que la diffusion des vidéos sur son site ne suffit pas à rendre YouTube responsable des contenus mis en ligne et appartenant aux internautes ».

Par conséquent, la question de savoir si la présence sur le site d’une liste de lecture de titres musicaux mise à disposition par les utilisateurs du service excluait la qualité d’hébergeur, car ne constituant pas « un stockage de signaux d’écrits, d’images ou de sons » en vertu de la loi LCEN, se posait directement à la Chambre criminelle.

La manière dont la Cour répond à cette question mérite attention. En premier lieu, elle reprend de façon quasi-textuelle les dispositions l’article 6, I. 3 de la loi du 21 juin 2004 en retenant que « l’hébergeur ne peut bénéficier de l’exonération de responsabilité pénale prévue par la loi LCEN s’il avait effectivement connaissance de l’activité illicite ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il n’a pas agi promptement pour retirer les informations stockées ou en rendre l’accès indisponible ».

Sous une apparence péremptoire, la réponse est en réalité juridiquement fondée. Les prévenus avaient développé dès le 1er moyen l’argument lié à la qualité d’hébergeur du site. L’objectif ainsi visé étant que la Cour statue en priorité sur ce point, de telle sorte que l’examen du délit de contrefaçon ne devienne secondaire voire inutile. Or, la Chambre criminelle ne répond à cet argument que dans le second temps de sa réponse, consacrant son premier point à l’examen prioritaire de l’existence du délit de contrefaçon.

Ce faisant la Cour de cassation constate d’abord que le délit de contrefaçon est effectivement caractérisé du fait que « tout service de communication au public en ligne d’œuvres protégées, sans avoir obtenu les autorisations requises et toute mise à disposition d’un logiciel ayant cette finalité » constitue un acte de contrefaçon. Elle remarque ensuite que « les prévenus ont conçu un logiciel afin de permettre au public d’écouter au mépris des droits de leurs auteurs et producteurs, des phonogrammes qu’ils savaient protégés et qu’ils ont, ainsi, obtenu jusqu’à 800 000 connexions par jour ».

Elle en tire la conclusion que le site Radioblogclub.fr ne pouvait bénéficier dans ces conditions de l’exonération de responsabilité pénale prévue par la loi LCEN car il avait connaissance de l’activité illicite. L’utilisation du terme « exonération » montre assez clairement qu’il convenait préalablement de savoir si le délit de contrefaçon était ou non consommé pour ensuite se pencher sur la question de l’exonération, exactement comme en matière de responsabilité civile où l’existence d’une cause étrangère vient exonérer le responsable d’une faute.

Une conception large de mise à disposition et de communication au public

Dans leur pourvoi, les prévenus faisaient valoir que la configuration du logiciel Radioblogclub.fr ne permettait pas à l’internaute de sauvegarder sur le disque dur de son ordinateur les œuvres écoutées. Par conséquent, la cour d’appel aurait selon eux  violé les articles L. 335-4 et L. 335-2-1 du CPI, dont les termes de“ mise à disposition “ du public d’œuvres protégées, supposent qu’un internaute puisse jouir et disposer de cette œuvre de la façon la plus absolue, en opérant un téléchargement sur son ordinateur personnel.

L’argument ne manquait pas de force dans la mesure où les articles en cause avaient été à l’époque envisagés par le législateur en réaction à la prolifération des éditeurs de logiciels peer to peer. Ce type de logiciel, parfaitement légal, devient condamnable lorsqu’il est utilisé en réseau en vue de téléchargements illicites d’œuvres protégées par des droits intellectuels.
Mais dans le cas de Radioblogclub.fr, les juges ne contestaient pas que l’écoute s’effectuait au moyen du streaming, technique non prévue par les articles cités. Cependant, la cour d’appel écarte cet argument en se fondant sur l’intention du législateur qui a été, selon la cour, d’enserrer dans ces dispositions « toutes les moyens techniques, comme le streaming,  permettant d’aboutir aux mêmes résultats que les logiciels peer to peer ».

La Chambre criminelle ne fera que confirmer cette conception large lorsqu’elle assimile au délit de contrefaçon d’œuvres musicales « toute mise à disposition » d’un logiciel au public en ligne d’œuvres protégées sans autorisation.
La qualification matérielle de cette infraction est accompagnée de son élément moral consistant pour les prévenus à n’offrir à l’écoute que des phonogrammes protégés par les droits d’auteur ainsi que par leurs compétences professionnelles très spécialisées grâce auxquelles ils ne pouvaient ignorer la nécessité d’obtenir des ayants droits, l’autorisation d’exploitation les droits.

Par ailleurs, les prévenus invoquaient dans leur pourvoi que le logiciel radioblog ne pouvait être regardé comme « manifestement destiné » à la mise à disposition du public, non autorisée, d’œuvres protégées. La cour d’appel avait en effet relevé qu’en offrant aux internautes, sur leur site, la possibilité de télécharger le logiciel radioblog afin d’écouter, à volonté, des phonogrammes protégés, les prévisions de l’article L.335-2-1 du CPI s’appliquaient au site Radioblogclub.fr. Contre cette analyse, les prévenus soutenaient dans leur pourvoi d’une part que le logiciel avait été conçu pour permettre aux jeunes artistes de la musique de diffuser eux-mêmes leurs œuvres sur Internet afin de se faire connaitre et que d’autre part il ne contenait aucune disposition technique destinée à une utilisation frauduleuse, c’est-à-dire, « manifestement destiné » à commettre des actes de contrefaçon.

Nous savons désormais que la Cour de cassation a également écarté ce dernier argument puisque sa solution ramassée selon laquelle « tout service de communication au public (…) sans avoir obtenu les autorisations requises (…) entre dans les prévisions des articles  L.335-4 et L.335-2-1 du code de la propriété intellectuelle », se range en faveur d’une conception large de toute mise à disposition au public, non autorisée, d’œuvres musicales.
Ce faisant, la Chambre criminelle a entendu couper court à la controverse doctrinale, sur laquelle à l’évidence les prévenus ont orienté leur stratégie, relative à l’interprétation du terme « manifestement » de l’article L.335-2-1 : un logiciel doit-il être perçu comme manifestement destiné à la réalisation d’actes condamnables si dans le même temps il permet la réalisation d’actes légaux ?

La solution retenue par la Chambre criminelle le 25 septembre 2012 semble postuler pour une réponse positive à cette question puisqu’elle ne fait pas la distinction entre les deux types d’actes. Cela signifie que même lorsque le logiciel a été conçu pour accomplir des actes parfaitement légitimes, il sera néanmoins considéré comme manifestement destiné à la réalisation d’actes condamnables s’il permet par exemple comme en l’espèce la mise à disposition du public, non autorisée, d’œuvres protégées.

Dommages et intérêts à partir des bénéfices tirés de la contrefaçon

Le dernier point qui mérite d’être relevé est celui relatif au calcul des dommages et intérêts versés aux victimes. Depuis la loi du 29 octobre 2007 qui a introduit l’article L. 331-1-3 dans le CPI, le bénéfice réalisé par le contrefacteur est pris en compte dans la réparation du dommage causé par l’atteinte aux droits d’exploitation. C’est pour pallier les nombreuses critiques sur l’inefficacité de la sanction du délit de contrefaçon que la nouvelle loi a mis en place un système « punitif » de sanction qui se veut dissuasif. Toutefois, si les intentions du législateur sont bonnes, ce nouveau mécanisme vient bouleverser les principes de réparations civiles posés par l’article 1382 du Code civil, à commencer par celui de la réparation intégrale du préjudice.
C’est pour cette raison que certains auteurs ont qualifié la réparation accordée dans l’affaire Radioblogclub.fr de peine privée pour contrefaçon. Si la Cour de cassation ne remet pas en cause cette indemnisation calculée à partir des bénéfices publicitaires réalisés par Radioblogclub.fr, c’est parce que la question de la légalité de ce mode de réparation ne lui a pas été soumise en l’espèce. En effet, si les prévenus ont effectivement contesté les réparations civiles mises à leur charge c’est sur d’autres fondements que celui de la légalité d’une peine privée et notamment sur le fondement du principe de la non rétroactivité de la loi pénale.