Il faut sauver le poker en ligne français

L'encadrement du marché du poker en ligne en 2010 n'a-t-il pas causé plus de dégâts qu'il n'a procuré de bienfaits ? C'est la question que l'on peut se poser avec les fermetures successives de sites et la succession des rapports alarmants de l'ARJEL sur le secteur. Le salut pourrait-il venir d'une régulation européenne ?

Sujet récurrent chez les joueurs poker, la mauvaise santé de l’industrie en ligne est une fois de plus au cœur du rapport trimestriel de l’Autorité de Régulation des Jeux En Ligne du 14 avril 2014. Cela nous fait en tout 7 rapports négatifs à la suite.

Pourquoi se porte-t-elle si mal ? Quelles seraient les solutions ? Bref, peut-on encore sauver le poker français ?

État des lieux

4 ans après l’ouverture du marché des jeux d’argent en ligne qui sonnait comme une promesse de ruée vers l’or, le poker français va mal. Il n’est pas besoin de longues démonstrations pour parvenir à ce constat : les sites fermés parlent d’eux-mêmes. Parmi eux, citons 3 noms :

  • Barrière Poker, qui a discrètement fermé fin 2013, n’était rien moins que le site de la FDJ® et du groupe d’hôtels et casinos Lucien Barrière. Compte-tenu des moyens mis en œuvre et de l’importance des groupes à l’initiative du projet, l’échec est hautement symbolique. En tout, ce sont 29,8 millions d’euros qui ont été investis pour 3,3 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2011-2012…
  • Chilipoker, la salle de la maison-mère de Free Illiad, fit partie d’une vague de fermetures survenue durant l’été 2012. Si même Xavier Niel renonce au poker en ligne…
  • Partouche, le plus grand groupe de casino en France, ferma son site en fusionnant avec MyPok. Début 2014, celui-ci s’est vu à son tour contraint de fusionner avec la salle de Joa, un autre casinotier qui s’était lancé en ligne. 

L’ensemble de ces échecs ne relève pas seulement de mauvais choix de la part des dirigeants et de stratégies inadaptées. Lors de l’ouverture du marché, tout le monde s’accordait sur le fait que la France possède un vaste vivier de joueurs. La chose est encore vraie aujourd’hui. Mais entre temps, il y a eu la régulation.

Ce que la régulation a changé

Les changements pourraient se résumer en 2 points pour l’industrie :

  • Cadre fiscal défavorable
  • Offre de jeu moins attractive

Le premier des deux est voué à demeurer, a priori au moins jusqu’à la fin de l’actuel quinquennat. L’image à la fois luxueuse et sulfureuse des jeux d’argent n’y est sans doute pas pour rien, mais la thématique est plus largement reprise par de nombreux acteurs économiques.
Le second est une conséquence de la volonté d’encadrement du marché à l’origine de la loi de 2010 : la fin du partage des liquidités, accompagnée d’une limitation drastique des variantes de poker autorisées.

Fin du partage des liquidités au poker, kezako ?

Auparavant, sur les sites en .com, les joueurs français affrontaient des adversaires venus du monde entier sans réelle protection ni contrôle. Aujourd’hui, le marché est comme verrouillé et les multinationales ont du créer leur filiale spéciale pour la France (par exemple PokerStars.fr pour PokerStars).
Sous couvert de protection des joueurs, l’objectif  s’apparente bien plutôt à un contrôle plus strict de la fiscalité des sites.

Quelles en sont les conséquences?

Au poker en ligne, où les gains sont relatifs au nombre d’inscrits à un tournoi, moins de joueurs signifie tournois aux cagnottes (« prizepools ») plus faibles et moins attrayants. C’est comme si l’Euromillions devenait national : les cagnottes feraient beaucoup moins rêver. Certains d’entre nous renonceraient même simplement à jouer, aggravant le problème.
A cela, il faut ajouter que les salles doivent prélever un pourcentage des droits d’entrée plus importants qu’auparavant afin de faire face à la pression fiscale locale.

Conséquence : chaque trimestre depuis 2010, le rapport de l’ARJEL (Autorité de Régulation des Jeux En Ligne) est un peu plus alarmant au sujet de la diminution du nombre de comptes actifs et des mises au poker en ligne. Bien plus profond qu’une simple mode du poker un peu passée, le cercle vicieux est en marche.
Dans une telle situation, la concentration des acteurs est naturelle : Winamax et PokerStars raflent clairement la mise (75 % du marché), bien que les chiffres des parts de marché ne soient pas officiellement communiqués. La chose est limpide sur PokerScout, le site qui permet d’observer le nombre de joueurs actifs sur chaque salle. Plus gros, ils peuvent se permettre d’être plus attrayants en proposant des tournois aux dotations garanties importantes (plusieurs dizaines de milliers d’euros).

Partager pour mieux régner

La situation n’est pas insoluble. Sans faire marche arrière, redonner de l’attractivité à l’industrie est possible. Jean-François Vilotte, l’ancien président de l’ARJEL (remplacé depuis par Charles Coppolani) le soulignait en comparant le marché français à l’italien :
« Ce secteur, qui en Italie a une fiscalité beaucoup moins importante, a pourtant enregistré trois fois plus de baisse d’activité dans ce pays qu’en France […].
La France, comme ses voisins espagnols et italiens, a un marché où le secteur du poker ne fonctionne que sur des liquidités nationales […]Le risque pour le régulateur est que ces joueurs retrouvent le chemin des sites illégaux, à la recherche d’une plus grande liquidité. »
Pour cela, un projet d’ouverture a été initié. Juillet 2013, les régulateurs de 6 pays européens se réunissaient pour la 3ème fois à Lisbonne, de manière informelle, pour aborder la question d’un partage des liquidités. La France, l’Italie et l’Espagne semblaient même être en bonne voie pour s’entendre.
Finalement, le communiqué de presse français qui s’en est suivi n’a même pas mentionné la question, ou tout au plus entre les lignes pour celui qui chercherait désespérément une allusion. La version anglophone contenait en revanche un paragraphe très explicite, mais qui n’a pas été retenu dans la traduction…
La chose a débouché fin décembre 2013 sur un amendement proposé par 24 députés UMP. Moins de 20 minutes plus tard, il était rejeté…

Les raisons des détracteurs

  • Argument partant de la nature de l’industrie : selon le rapporteur au gouvernement Razzy Hammadi,  l’économie du poker en ligne demande intrinsèquement, « telle un ogre » selon sa propre expression, toujours plus de liquidités. Par-delà une comparaison avec un monstre qui en dit certainement plus long sur les préjugés et la bien-pensance de son auteur, l’idée à retenir est la suivante : le conflit entre croissance et régulation serait frontal et il ne serait pas question de céder du terrain.
  • Argument judiciaire : Benoît Hamon met en avant les difficultés qu’aurait la justice à faire face à de la fraude ou à du blanchiment d’argent au poker en ligne hors d’un cadre national. Et de souligner que certains pays européens, pourtant régulés, ne serait pas toujours coopératifs déjà à l’heure actuelle.

L’Union Européenne, la clef pour sauver le poker ?

La France recèle un nombre de joueurs potentiels trop peu important pour faire vivre une réelle concurrence entre différents opérateurs. En revanche, il en irait tout autrement en mutualisant les masses de joueurs, et donc les liquidités, entre plusieurs pays. La démarche pourrait sembler naturelle entre membres frontaliers de l’Union Européenne.
L’industrie ne peut en effet guère compter pour le moment sur l’appui des autorités nationales. Mais du niveau européen ne pourrait-il pas venir de salut ? Partager les liquidités des joueurs de poker entre pays membres s’apparenterait alors à une pure et simple mise en œuvre concrète du marché européen.

L’UE en est-elle capable ?

C’est au fond la question posée par les adversaires d’un tel projet arguant du manque de coopération judiciaire. Elle présuppose la chose suivante : que l’UE n’a pas suffisamment de pouvoir pour garder le contrôle sur un tel projet (i.e. : « il n’y a pas encore assez d’Europe »). Celui-ci semble pourtant bien peu de choses comparé à la complexité de l’Europe actuelle qui ne se limite plus, loin s’en faut, à un pacte sur le charbon et l’acier.
Au niveau économique, partager les liquidités du poker européen est clairement possible. Tout se joue au niveau législatif, et en dernière analyse au niveau moral et idéologique. De là viennent les plus grandes résistances, et force est de constater que nous ne sommes pas prêts de franchir le pas…