Axelle Lemaire (Secrétaire d'Etat chargée du numérique) "Le principe de Neutralité du Net devrait être inscrit dans la loi"

Neutralité du Net, crédit d'impôt recherche, Free Mobile, financement des start-up, Icann, Open Data... Axelle Lemaire répond aux questions du JDN.

JDN. Lors de l'université du PS, Pascal Rogard, directeur général de la SACD, Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, a critiqué le concept de neutralité du Net, en affirmant que ce sont les géants américains du Web qui la défendent pour éviter d'avoir à payer les opérateurs. Qu'en pensez-vous ?

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Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat chargée du numérique. © Aude Fredouelle - JDN

Axelle Lemaire. Je comprends mal que l'on soit par principe contre la Neutralité du Net, qui a permis le développement d'un Internet universel, gratuit, ouvert à tous et libre. A titre personnel, il me semblerait important d'inscrire ce principe dans la loi française. Mais je comprends aussi la problématique de l'absence de contribution des grandes plateformes numériques à l'utilisation des tuyaux... et plus généralement de toute forme de contribution, y compris fiscale. Cette situation révèle l'échec de l'Europe à faire face aux défis des stratégies d'optimisation des grands groupes et à mettre en place des règles harmonisées, dans le domaine fiscal ou d'utilisation des tuyaux. Le principe de la neutralité se pose dans le cadre des négociations sur le paquet télécoms. Faut-il le faire adopter rapidement a minima, en incluant le sujet du roaming, des droits des consommateurs et éventuellement de la neutralité du Net ? Je suis partagée : cela permettrait de trouver un accord sur le sujet au niveau européen, mais il serait peu satisfaisant parce qu'il n'intégrerait pas le sujet de la loyauté des plateformes numériques. Neutralité du net et loyauté des plateformes doivent être traités en parallèle.

Quelles mesures allez-vous mettre en place pour favoriser l'investissement dans les start-up ?

Libérer l'épargne vers les start-up

Le 15 septembre prochain se tiendront les assises du financement des entreprises. Un certain nombre de mesures, essentiellement d'ordre réglementaire, seront annoncées pour libérer des masses financières importantes vers les start-up. Nous voulons inciter les institutionnels à orienter l'épargne qu'ils gèrent vers les start-up ; pousser les grands groupes à investir directement dans des start-up ou dans des fonds spécialisés dans le secteur. Nous publierons dans les prochains jours, le décret d'application sur le financement participatif, qui sera en vigueur le 1er octobre. Les "jeudigitaux" font aussi partie de la stratégie du gouvernement pour mettre en lien les investisseurs privés avec les start-up en se portant caution : chaque dernier jeudi du mois, dans un ministère, des start-up pitcheront devant des investisseurs privés, le ministre compétent sur le secteur identifié, des représentants de l'administration centrale et des achats publics de l'Etat. L'objectif est de contribuer à l'acculturation au numérique. Je suis aussi pour la création de fonds paneuropéens pour faire émerger des investisseurs à l'assise beaucoup plus large. Une des pistes étudiées, aussi, est le cofinancement des capitaux-risqueurs français avec des investisseurs américains. Enfin, Bpifrance va de plus en plus concentrer ses tickets sur des entreprises qui ont un potentiel de forte valorisation.

Vous vous êtes récemment dite favorable à la mise en place "d'Actions gratuites d'intrapreneurs"...

La question de fonds est celle du mode de rémunération pour les salariés des start-up. C'est une piste étudiée. La forme de rétribution par actions correspond totalement au modèle des start-up. Le risque est partagé collectivement, et la rétribution doit l'être aussi : c'est un facteur de motivation et cela participe beaucoup à attirer des talents étrangers. La réflexion est donc engagée, avec deux points de discussion principaux : l'assiette de cotisation et le décalage de versement de l'Ursaff par rapport au moment où l'action est émise. Cela pourrait faire l'objet d'une modification réglementaire, dans la loi de finances rectificative ou sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale. "Work in progress !"

La cour des comptes a épinglé le crédit d'impôt recherche en 2013 sur le dérapage de son coût (plus de 2 milliards d'euros entre 2012 et 2014) alors que les dépenses en R&D des entreprises ne progressent pas en conséquence. De plus, le CIR profite principalement aux grandes entreprises qui n'en ont pas besoin, voire aux filiales des groupes étrangers qui en font remonter le bénéfice aux holdings. Comment réformer le CIR pour qu'il serve vraiment à ceux qui en ont besoin ?

"Une piste : rapprocher le CIR du statut de JEI"

De nombreuses start-up bénéficient du crédit d'impôt recherche, ainsi que du crédit d'impôt innovation. La France est le seul pays en Europe à avoir un outil de ce type, et il contribue énormément à l'attractivité du pays et à la capacité des entreprises à faire de la recherche. La Cour des comptes est dans son rôle, mais le gouvernement s'est engagé à pérenniser ces dispositifs et nous ne reviendrons pas dessus. Certaines entreprises en ont peut-être fait un usage qui repose sur une interprétation très extensive, mais il y a eu une réorientation du cahier des charges au début du mandat de François Hollande, ainsi qu'un resserrement dans l'interprétation des autorités fiscales. Ceci dit, j'ai reçu des témoignages d'entreprises qui m'expliquent que les contrôles fiscaux sur cette base sont devenus lourds et trop nombreux. C'est une préoccupation, car il ne faudrait pas que l'outil finisse par leur nuire. Mais le CIR est un outil récent, le CII encore plus : nous n'avons pas encore assez de recul pour décider de le réformer. L'un de mes souhaits serait de rapprocher le dispositif de Jeune Entreprise Innovante, plus restreint (8 000 entreprises en bénéficient en France), du CIR. c'est une piste étudiée, ne serait-ce que pour des raisons de simplifications. Mais nous manquons encore de recul pour mesurer l'impact économiques des dispositifs, et se lancer dans une nouvelle réforme sans bien mesurer l'effet de la précédente me paraît compliqué.

Vous êtes montée au créneau contre l'Icann sur les noms de domaine génériques (le .vin en particulier), qui selon vous sert principalement les intérêts commerciaux américains. Comment souhaitez-vous que l'Icann se réforme ?

"La France pourrait quitter l'Icann"

L'Icann est une organisation qui fonctionne sur un modèle multipartite qui correspond beaucoup plus à l'organisation de l'économie américaine qu'à celle des pays d'Europe occidentale : elle met sur le même plan les entreprises privées, les représentants de la société civile, les experts et les Etats. Jusqu'à présent, cela n'a pas été problématique. Les critères d'attribution étaient peu contestable : il s'agissait de distribuer des noms de domaines pour représenter les Etats ou les organisations, ce n'est pas problématique. Mais quand l'Icann commence à déléguer des noms de domaine à portée commerciale qui touchent à des marchés, sachant qu'il s'agit d'une société privée qui se veut profitable et applique le droit californien, alors cela pose problème. L'Icann devient juge de l'opportunité pour une entreprise de commercialiser un NDD sur un marché déjà occupé par d'autres acteurs précédemment. Le ".vin", et à travers lui celui des indications géographiques, est un contentieux depuis des années entre l'UE et les US. L'UE demande à ce que les AOC soient reconnues dans le commerce international. En m'y intéressant, j'ai découvert que la gouvernance de l'Icann est très opaque. Les procédures sont complexes et imprévisibles et de facto favorisent les gros acteurs que sont les sociétés américaines. D'autant que l'Icann dépend toujours du département d'Etat au commerce américain. Dans cette configuration, la France demande une gouvernance transparente, multipartite, qui place l'intérêt général et public avant les stricts intérêts commerciaux. C'est un positionnement largement partagé, par l'UE et tous les grands pays émergents. Il faut se faire entendre et créer une coalition pour créer la pression et que l'organisme se réforme, lors d'un processus externalisé. Je n'exclus rien, pas même un départ de l'Icann, si son organisation ne changeait pas. Nous en discuterons naturellement entre partenaires européens.

Quelle est la priorité pour poser les bases d'une politique numérique européenne ?

Je plaide pour que l'on ait un commissaire au numérique avec un portefeuille élargi. On ne peut pas restreindre le numérique aux tuyaux et aux opérateurs télécoms. J'ai le sentiment que pour la première fois, il y a une ambition de définir une politique européenne ambitieuse. C'est l'une des priorités affirmées par Jean-Claude Juncker, président de la Commission. En même temps, je crains que parce que c'est une Europe à dominante conservatrice, l'approche la plus répandue reste celle de la création d'un marché commun du numérique. Si cet aspect est très important -si nos entreprises ont du mal à croitre en Europe, c'est notamment parce qu'elles n'ont pas aussi facilement accès qu'aux Etats-Unis à un énorme marché, sans obstacles réglementaires- mais pas suffisant. Je plaide pour une politique industrielle en matière de numérique : identifier les atouts des pays européens dans certains secteurs (Big Data, objets connectés, cloud...) et les porter ensemble plutôt que pays par pays, en se faisant concurrence.

La libre concurrence telle qu'elle est appliquée ne favorise-t-elle pas les géants du secteur (principalement américains) au détriment des acteurs locaux ? Comment inverser la tendance ?

Effectivement, l'Europe a été trop obsédée par le seul principe de libre-concurrence ces dernières années. Pendant qu'on s'inquiétait des possibles regroupements de nos entreprises, en particulier opérateurs télécoms, nous n'avions pas compris que les phénomènes de regroupement sont plus horizontaux que verticaux, dorénavant. Notre deuxième handicap contre les géants américains est aussi la lenteur et lourdeur des procédures européennes : le contentieux qui oppose Google à la Commission dure depuis plus de trois ans ! Toutes ces questions seront posées lors de la concertation sur le projet de loi numérique qui vient d'être lancée.

En juin, une mission sénatoriale a dénoncé le peu d'entrain de l'administration française à jouer le jeu de l'open data. En juillet, une directive européenne a été transposée via ordonnance sur le sujet. Est-ce que le projet de loi numérique reviendra sur ce thème pour aller encore plus loin ? Doit-on faire de l'accès aux données, ou leur mise à disposition, un droit opposable ?

"La France, 2ème dans le monde en matière d'Open Data"

La directive européenne a été transposée par ordonnance parce que la France risquait d'être sanctionnée si elle ne respectait pas les délais impartis. Cela n'empêche cependant pas un débat ultérieur, notamment pour savoir si le texte va assez loin. J'espère qu'il aura lieu lors de la concertation, autour de la thématique sur la réforme de l'Etat, et que cela figurera dans le projet de loi. La France est déjà deuxième dans le monde en matière d'Open Data mais je pense que nous pouvons aller plus loin. Je pense en effet qu'il devrait y avoir renversement, avec la mise en place du principe du droit opposable, avec une exception.

Sur 258 indicateurs de qualité mesurés par l'Arcep, Free Mobile obtient la moyenne sur seulement 2 critères. Ne faut-il pas revoir les licences 3G/4G pour y inclure des critères de qualité d'accès et plus seulement de couverture ? Est-on en train de créer un modèle low cost/mauvaise qualité ?

Il faut déjà souligner que c'est la première année que l'Arcep publie des chiffres à ce propos, c'est une mini-révolution et tous les pays ne le font pas. Revoir les licences déjà accordées, c'est juridiquement impossible, mais des changements pourraient être envisagés sur les prochaines licences. En parallèle, nous allons vers plus de contrôles et vers une amélioration de l'information fournie au consommateur. Et l'autorité publique a aussi un outil de négociation, pour le fixe cette fois-ci, dans le cadre du plan très haut débit, avec des exigences d'investissements. Nous abordons systématiquement le problème de qualité avec les opérateurs.

Manuel Valls vient d'annoncer le lancement de la concertation autour du projet de loi numérique, chapeautée par le Conseil national du numérique et organisée autour de quatre grands thèmes. A cette occasion, vous indiquez que l'objectif du Gouvernement est d'aller vers une "République numérique". Quelle est votre vision de cette République ?

Le numérique doit être un outil au service du développement économique, de l'inclusion sociale et de l'animation de la vie dans les territoires. La République numérique, c'est une stratégie globale qui se décline au sein du gouvernement, pour chacun des ministères.

Née à Ottawa, Axelle Lemaire a grandi au Canada et est arrivée en France en 1990. Elle a étudié à Sciences Po Paris puis s'est spécialisée en Droit international et a effectué un master au King's College, à Londres. Elle a enseigné le droit à l'université avant d'intégrer un cabinet d'avocats. Elle a notamment travaillé en tant que collaboratrice d'un député travailliste britannique, Denis MacShane. Le 17 juin 2012 , elle est élue députée des Français d'Europe du Nord. Membre de la commission des affaires européennes à l'Assemblée nationale, Axelle Lemaire y suit alors plus particulièrement le secteur du numérique. Elle a notamment publié un rapport sur la stratégie numérique de l'Union européenne en octobre 2013. En 2012, François Hollande lui demande de devenir ministre déléguée aux Français de l'étranger, proposition qu'elle décline. En avril 2014, elle est nommée secrétaire d'Etat chargée du Numérique.