Le savoir est un jeu comme un autre : la révolution ludique

Internet en 2049 : maîtres ou esclaves du numérique ? Le JDN publie chaque jour en avant-première un extrait du livre de Benoît Sillard et vous propose de partager votre vision de l'Internet en 2049.

Serious games ou " jeux sérieux " : l'appellation peut sembler étrange. Sous couvert d'un jeu ou d'une simulation, ces jeux ont une visée pédagogique. Ils permettent de s'immerger dans un environnement ludique, tout en répondant à des objectifs pédagogiques.

Comme le souligne David Sloan Wilson, spécialiste mondialement célèbre de l'évolution biologique et culturelle, dans un entretien à Nature (25 mai 2010), nous devons prendre en compte les conclusions des travaux récents sur les sciences de la cognition, du comportement et de l'évolution. Et cela s'applique à la réforme de l'éducation moderne :

" Si vous regardez une société de chasseurs-cueilleurs, il n'y a presque rien qui ressemble à une éducation formelle. L'éducation prend la forme du jeu, et les adultes ne donnent des informations plus ou moins explicites qu'à la demande. Mais ce système spontané d'éducation n'est pas seulement non-exploité par l'éducation formelle, il est nié. [...] Nous avons besoin de faire des expériences. Il se peut que les aptitudes dont nous avons besoin aujourd'hui soient si différentes que d'autres méthodes d'éducation soient nécessaires. Mais peut-être n'y a-t-il pas une si grosse différence. "

Les sociétés modernes sont bien plus complexes que celles de nos ancêtres, mais la manière dont fonctionne notre esprit n'a pas beaucoup évolué depuis 10 000 générations : vouloir contraindre les cerveaux de nos enfants à un régime pédagogique auquel il n'est pas adapté risque de miner l'efficacité de l'acquisition des savoirs, surtout pour ceux qui éprouvent des difficultés avec cet enseignement très formel. L'enjeu ultime est de comprendre : on peut très bien comprendre l'économie ou la biologie par un jeu mettant l'élève en situation d'apprendre les règles de ces disciplines pour progresser.

Le premier public est bien sûr celui des enfants et adolescents, puisque l'éducation est au cœur de la société du savoir que nous construisons ensemble. Dès 2001, Larry D. Rosen (université d'État de Californie) a mené les premières études empiriques sur l'usage des jeux (vidéo, PC et arcades) pour l'enseignement. Sur deux panels de 914 et 682 élèves, il a montré que les élèves capables de passer des heures scotchés sur leur chaise face à un écran supportent mal de faire la même chose en classe, pour plusieurs raisons : la motivation est moindre, le jeu est individualisé tandis que le groupe est privilégié, l'environnement ludique est plus changeant et plus stimulant. Il en a conclu que l'école ne gagne rien à " lutter " contre les nouvelles habitudes des élèves, mais peut au contraire en profiter à condition de faire un usage intelligent du jeu.

En France par exemple, on relève des initiatives de différentes ampleurs. Le jeu Happy Hours a été développé à l'initiative de la ville de Nantes. Il a pour but de sensibiliser les jeunes aux dangers de l'alcool : l'utilisateur est invité à se glisser dans la peau d'un personnage et doit, à partir de quelques objets et de témoignages de ses amis, revivre une soirée où il a trop bu. Dans le cadre de l'école, Jean Heutte, de l'IUFM Nord-Pas-de-Calais Université d'Artois, a montré en suivant cent trente et un élèves du CM1 que plus les élèves sont habitués à l'outil informatique, plus ils sont capables d'apprendre à partir de documents numériques : l'usage crée rapidement une appropriation de l'outil.

Toujours en France, les quarante collaborateurs de la société Symetrix développent des solutions à moindre coût pour l'école – sachant que le budget de développement d'un jeu atteint couramment plusieurs dizaines de millions d'euros, et que trop abaisser la qualité ou la complexité du " jeu sérieux " serait une erreur : les enfants se détournent facilement de jeux qu'ils perçoivent comme de médiocres copies de leurs contreparties commerciales. Le ministère de l'Économie a apporté en 2010 son soutien au développement d'une quinzaine de jeux sérieux à visée éducative, parmi lesquels par exemple Donjons&Radon (jeu de rôle sensibilisant les étudiants aux sciences physiques), Kaisha (découverte du vocabulaire et des fonctionnements dans une entreprise), MecaGenius (initiation et formation continue en génie mécanique), Play&Cure (corps humain virtuel pour les étudiants enmédecine et les lycéens)...

En 2009, European Schoolnet a publié une étude de synthèse sur la progression de ces jeux électroniques pédagogiques dans huit pays européens (Autriche, Danemark, Espagne, France, Italie, Lituanie, Pays-Bas, Royaume-Uni). Si la plupart des expériences sont encore limitées à des classes isolées, certaines prennent déjà plus d'ampleur.

Parmi les constats opérés par l'étude on note :

- une meilleure motivation des élèves (prise en compte de leur réalité quotidienne, finalité concrète des apprentissages dans le jeu, approche ludique) ;

- une meilleure coopération des élèves (ceux qui sont familiarisés au monde des jeux initient leurs camarades) ;

- une confiance accrue chez les élèves en difficultés dans l'apprentissage traditionnel ;

- une facilitation de la rétention de savoir et d'information (par répétitions non lassantes des données dans le jeu) ;

- une amélioration significative de la concentration, des compétences sociales et de certaines capacités intellectuelles.

De tels résultats demandent bien sûr à être confirmés par des études plus précises sur les progrès des compétences cognitives et leur évolution dans le temps.

Du côté des freins, on relève une double réticence des enseignants : ils ne sont pas aussi familiers des jeux que leurs élèves et ils craignent une image négative auprès de leurs autorités de tutelle ou des parents. On mesure là encore le fossé qui sépare la génération familière des nouveaux environnements numériques à celle de ses aînés. Les élèves, pour leur part, trouvent ces jeux souvent moins élaborés que les jeux commerciaux auxquels ils sont habitués. Si jeu sérieux rime avec jeu ennuyeux, le bénéfice pédagogique sera quasiment nul : il faut que l'élève soit plongé dans le récit ludique pour profiter pleinement des gains cognitifs liés aux informations qu'il manipule et aux réflexions qu'il développe.

C'est la raison pour laquelle deux pistes sont privilégiées : développer des versions pédagogiques des jeux du commerce ; laisser les élèves concevoir leurs propres jeux. Cette dernière hypothèse est sans doute la plus révolutionnaire – une certaine autogestion de l'éducation par les enfants ! –, mais aussi la plus intéressante pour la créativité et la motivation.

En 2010, le rapport Imagine – Game Based Learning (Roger Blamire, European Schoolnet) a publié onze conclusions et quinze recommandations sur le développement du jeu dans le système éducatif européen. Parmi les conclusions, l'auteur souligne que le faisceau de preuves sur la qualité pédagogique des jeux sérieux est de plus en plus convergent et que leur développement forme une priorité pour construire l'école de demain.

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