Comment Google s'empare du marché français de la pub

Comment Google s'empare du marché français de la pub Le géant américain profite de sa force de frappe et des faiblesses des agences pour séduire les plus gros annonceurs.

L'épisode se passe l'été dernier. Le PDG de Carrefour, Georges Plassat, réalise que son groupe est à la traîne sur le digital. Il convoque son comité de direction et l'emmène en voyage à Californie. Tous repartent avec quelques souvenirs de Disneyland… et la solution fullstack de Google pour annonceur : DSP, Analytics 360 et Doubleclick Manager. Pour combler son retard, le géant français de la distribution se jette donc dans les bras de Google.

Un cas loin d'être isolé : deux autres fleurons de l'économie française, L'Oréal et Orange, ont eux aussi décidé de faire confiance à la technologie du groupe américain pour procéder à une part importante de leurs achats médias online. Selon nos informations, pas moins de 11 personnes de chez Google sont présentes à temps-plein chez L'Oréal dans le cadre d'une offre baptisée "Google at your desk". Une simple visite au sein de l'ad-exchange de Google, Doubleclick, confirme le succès de la firme américaine : la moitié du top 20 annonceurs médias en France dispose d'un siège (place pour acheter en direct) au sein de Doubleclick Bid Manager, le DSP made in Google. 

Les annonceurs en France présents chez Doubleclick parmi le Top 20 France 2015 Kantar Media
Rang Annonceur Siège chez DBM Budget plurimédia (millions € bruts)
1 Renault   449,97
2 Peugeot   376,56
3 E.Leclerc   341,73
4 Lidl Oui 301,70
5 Orange Oui 297,92
6 Procter&Gamble   296,06
7 Unilever Oui avec Mindshare 294,50
8 Carrefour Oui 286,88
9 Citroën   262,24
10 SFR   259,55
11 Volkswagen Oui pour la marque Seat 248,51
12 McDonald's   233,68
13 Ferrero Oui 207,31
14 Intermarché   204,68
15 Lascad   188,68
16 Bouygues Telecom   184,87
17 Nestlé Oui avec Mindshare 183,06
18 Ford Oui 182,20
19 Mondelez Oui 179,78
20 L'Oreal Paris Oui 155,13

Comment expliquer une telle réussite ? "Google a entamé il y a près d'un an et demi une opération de séduction des plus gros annonceurs mondiaux", raconte le patron français d'une plateforme adtech US présente en France. Avec des arguments commerciaux qui passent d'autant mieux que les marques s'agacent du manque de transparence et de pédagogie de leurs agences médias. "Google exploite à fond la rupture de la relation de confiance entre annonceurs et agences", explique le dirigeant d'une plateforme programmatique présente en France. Le terreau est plutôt fertile, avec d'un côté des annonceurs qui "achètent du conseil au kilo" et revoient sans cesse leurs contrats agences à la baisse et de l'autre des agences qui jouent l'opacité pour récupérer la marge qu'elles ont dû abandonner.

"Google exploite à fond la rupture de la relation de confiance entre annonceurs et agences"

Le patron d'un trading desk français peut en témoigner : "Des collaborateurs de Google ont révélé à l'un de nos annonceurs la marge que nous réalisions". But de la manœuvre : expliquer à ce potentiel client qu'en traitant directement avec Google, il réaliserait des économies significatives et, surtout, verrait enfin où va son argent. Pour notre patron, "Google veut éliminer tout le monde et former les annonceurs à sa techno".

A la promesse de transparence s'ajoute un autre argument de poids : le prix. Les tarifs de Google sont en dessous de ceux pratiqués par la concurrence, qu'il s'agisse des pure-players comme Mediamath ou des DSP des agences médias. Des concurrents qui vendent des prestations en "managed services", opérées par leurs collaborateurs et facturent donc plus : souvent entre 15 et 20% du média. Rien de tel chez Google où la commission est d'autant plus faible que le montant investi par l'annonceur est important.  Elle tombe très souvent en dessous des 10%.

DSP, SSP, ad-exchange... Google est partout

L'attractivité du DSP de Google augmente encore plus lorsque l'annonceur oriente ses achats vers l'inventaire de la firme de Mountain View. "Il n'est pas rare de voir un annonceur négocier dans le cadre d'accords globaux un rabais de 10% lorsqu'il dépense plus de 10 millions de dollars sur l'inventaire maison", explique notre patron français. Résultat, en fin d'année, les agences partenaires en sont parfois à tout couper sauf le Google Display Network et Youtube pour atteindre le seuil négocié… indépendamment de toute logique de campagne.

On retrouve le modèle qui a fait les beaux jours de certaines plateformes, présentes des deux côtés de la barrière, à la fois acheteuses et vendeuses. Google prend moins de 10% de commission côté acheteur (sur le DSP), ce qui attire les annonceurs. Et côté vendeur, il touche une commission de près de 30% sur son ad-exchange. Il récupère même 100% de l'investissement lorsque celui-ci est orienté vers son propre inventaire. Faut-il craindre le conflit d'intérêt, avec des outils d'achat de Google qui "conseilleraient" en priorité son inventaire ? Le patron d'iProspect France, Pierre Calmard, se contente de remarquer chez certains DSP "des choix qui ne sont pas purement objectifs" lorsqu'il en fait travailler plusieurs "en parallèle sur un même environnement".

Un trader qui utilise le DSP de Google orientera naturellement ses achats vers Google

Une certitude en revanche, un trader qui utilise le DSP de Google orientera naturellement ses achats vers Google, selon une étude réalisée par Audience Square après enquête auprès de la majorité des trading desks français. Le constat vaut tout autant pour un autre acteur présent des deux côtés de la barrière, Appnexus. Tout simplement parce que, indépendamment de toute manipulation du DSP, il est beaucoup plus pratique pour un acheteur de rester sur la même plateforme. Il s'évite bien des bugs, accède à un volume d'impressions plus important ainsi qu'à l'intégralité des fonctionnalités du DSP (la data Google ne marche, par exemple, que sur l'ad-exchange de Google).

De plus, Google n'hésite pas à profiter de sa puissance : fin 2015, il a annoncé que l'inventaire programmatique de Youtube (la plateforme pèse autour des 50% du marché de la vidéo) ne serait plus accessible qu'aux acheteurs utilisant son DSP. Idem pour ceux qui voudraient acheter de l'inventaire auprès des éditeurs utilisant son player "Youtube for publishers" (à date, seul France24 le fait dans l'Hexagone).

Un ancien de Microsoft, qui utilise la technologie de SSP concurrente Appnexus pour son ad-exchange, livre une autre illustration de la force de frappe de Google. "Nos inventaires ne rentraient pas dans les plans des trading desks qui utilisaient des filtres de visibilité sélectifs sur le DSP Doubleclick Manager car la plateforme nous attribuait moins de 60% de visibilité. Pourtant, ils étaient garantis à 80% de visibilité par des spécialistes de la pratique comme IAS ou Moat." 

La position de plus en plus importante de Google soulève des questions au sein de l'Autorité de la concurrence

La position de plus en plus importante de Google soulève également des questions au sein de l'Autorité de la concurrence, qui a lancé  fin mai une grande consultation inédite sur les pratiques du marché français de la publicité en ligne. Les questionnaires envoyés aux annonceurs et fournisseurs de services publicitaires ont été révélés par PetitWeb et Mind. "On sent bien que ce sont Google et Facebook qui sont visés, par exemple pour mettre en exergue l'obligation d'utiliser certaines de leurs technologies pour accéder à leurs espaces médias ", indique un responsable d'une société française à Mind. Contacté par le JDN, l'Autorité de la concurrence s'est contenté de répondre qu'elle n'avait pas pour habitude de commenter les procédures en cours. "Nous divulguerons nos constatations et préconisations courant janvier et lancerons à cette occasion une consultation publique", précise un porte-parole. 

Difficile pour les agences médias, qui redoutent autant Google qu'elles l'admirent, de tenir un discours critique à visage découvert. La plupart des acteurs qui ont accepté de nous parler l'ont fait sous couvert d'anonymat. Comme cet autre acheteur média qui estime que Google essaie "d'enlever toute intervention humaine dans la chaîne de valeur du programmatique et d'en faire un marché monopolistique, comme c'est le cas pour le search". Google n'ayant pas répondu à nos sollicitations, il est malheureusement impossible d'en savoir plus pour le moment.