Pourquoi la zone euro flanche-t-elle ?

L'annonce du référendum grec place l'Europe dans une zone de turbulence inattendue. Pourtant la crise monétaire actuelle puise ses racines dans l'Histoire de sa construction politique. Retour sur la chronique d'une crise annoncée.

L’Euro a été instauré selon un consensus politique et un accord franco-allemand. François Mitterrand qui était rétif à la réunification allemande aurait obtenu en contrepartie de l’acceptation de celle-ci, que l’Allemagne renonce à ce qui a fait le symbole de sa puissance économique, le mark. En outre dans le sillage d’une logique ultra libérale qui marqua le triomphe du monétarisme et sa traduction sur le plan politique par l’arrivée au pouvoir de M. Thatcher en Grande Bretagne et de R. Reagan aux Etats-Unis, la vision européenne de l’époque était celle d’un vaste marché pour les marchands.
Le traité de Maastricht fut impacté par ce paradigme.
Le rôle de la banque centrale est dès lors limité au simple contrôle de l’inflation (qui ne doit pas dépasser 2%). La monnaie est perçue comme un simple moyen d’échange devant faciliter la circulation des biens et services ainsi que des capitaux, en oubliant que celle-ci est aussi moyen de réserves et surtout réserve de valeur.
J’ai soutenu dans une thèse datant de 1987 que les cours des monnaies ne peuvent rester durablement déconnectés des fondamentaux et plus précisément des expressions monétaires des principales variables réelles : Produit Intérieur Brut, salaire, profit, taux d’intérêt, productivité, soldes de la balance commerciale, de la balance courante et la balance des paiements.

La solidité d'une monnaie provient de la bonne santé de l’économie. La monnaie enregistre les mouvements des différentes composantes du procès de production et de répartition. La monnaie ne se résigne pas à ce rôle passif mais agit elle-même sur ces variables.
La monnaie subit l'influence des tensions économiques du fait qu'elle est rapport social. Cette constatation doit renforcer l'idée que la monnaie intégrée aux différents stades du procès de production voit sa valeur varier,

La principale proposition est que la valeur propre de la monnaie subit l'influence de l'économie réelle ou de ce qu'on appelle communément les fondamentaux.

Dès lors, le taux de change est exprimé en fonction de la valeur relative de la monnaie nationale par rapport à la monnaie étrangère. L’Union européenne ne s’en sortira que par une coordination des politiques économiques et la construction d’un socle basé sur l’économie réelle et non la domination de la finance. J’ai écrit en mars 1992 dans un article que le déclin de l’industrie en France augure de difficultés dans le future. A l’époque les technocrates et les dirigeants politiques imprégnés de l’idéologie libérale ont laissé filer des pans entiers de l’industrie française. Celle-ci ne représente plus que 18% du PIB contre 34% il y a vingt ans. Les Allemands, s’ils s’en sortent c’est parce qu’ils ont gardé une base industrielle puissante. Je le constate à chacune de mes visites de la foire industrielle de Hanovre et lors de mes déplacements en Chine où les usines tournent avec des machines et la technologie allemandes.

L’accord de Bruxelles du 26 octobre 2011 : étape ou début de la fin de la crise en Europe ?

La crise actuelle est d’abord une réplique de celle financière de 2008 dite des subprimes qui est elle-même est le résultat des années du libéralisme, de la déréglementation-dérégulation des marchés financiers des années 1980.
Durant les négociations des 27 Etats de l’UE, le mercredi 26 octobre 2011, l’Allemagne s’est opposée à ce que soit mentionné le soutien à  « la BCE dans son action pour assurer la stabilité des prix en zone euro, y compris ses mesures non conventionnelles dans l'environnement de marché hors du commun actuel ».
Dans le traité de Maastricht, le seul objectif assigné à la banque centrale européenne est de contrôler l’inflation et la contenir au taux de 2%. J’ai été toujours favorable à l’élargissement de ses missions en incluant la croissance et l’emploi, la stabilité sur les marchés financiers ainsi qu’une politique active des taux de change.

Les États-Unis ont un institut d’émission aux prérogatives plus élargies. Ils monétisent bien une partie de leur dette publique. Récuser le terme de mesures "non conventionnelles" c’est mettre la tête dans le sable, puisque la BCE va continuer ses rachats d'obligations des pays européens en difficulté, afin de freiner la hausse des taux obligataires sur les marchés et leur permettre de continuer à emprunter à des conditions raisonnables. Depuis le mois d'août ce mécanisme est étendu à l'Italie et à l'Espagne.

La déclaration de  Mario Draghi, président de la BCE confirme la poursuite des méthodes non conventionnelles pour garantir la fluidité des marchés : "L'Eurosystème est déterminé, avec ses mesures non conventionnelles, à éviter les dysfonctionnements des marchés financiers et monétaires qui bloquent la transmission (de la politique monétaire)", a-t-il dit, selon le texte d'un discours prononcé à Rome.
Les Allemands qui sont opposés à l’intervention de la BCE ont obtenu que dans l’accord de Bruxelles du 26/10/2011, il ne soit pas fait mention de ces mesures au nom de l’indépendance de l’Institut de Francfort. Angela Merkel a obtenu que le FESF et le futur fonds européen ne soient pas adossés à celui-ci afin de ne pas monétiser la dette. Pourtant ce serait le moindre mal, même si c’est au prix d’un peu d’inflation. Sans cela le FESF se verra quadrupler ses capacités (il atteindra ainsi 1000 Mds d’euros) par l’effet de levier en se portant garant des obligations des Etats en difficulté. Mais revers de la médaille l’UE fera appel à la Chine et aux BRIC pour abonder ce fonds européen. Ces pays, notamment l’empire du milieu n’apporteront pas leur secours sans conditions. Le gouvernement chinois n’a pas manqué de rappeler ses demandes : se faire reconnaitre comme une économie de marché, avoir accès au marché européen sans restriction, s’implanter industriellement en contrôlant des pans stratégique des économies européennes.

Dans le même temps les Chinois savent que l’éclatement de l’Union européenne aurait des conséquences mondiales, dépassant les frontières du Vieux Continent.

L’Allemagne a obtenu, contre l’avis de la France que les banques soient mises à contribution en subissant volontairement une décote sur ses obligations  grecques. Dans l’accord du 21 juillet 2011, cette contribution était fixée à 21%. Dans l’accord du 26/10/2011, les banques effaceraient 50% de la dette grecque privée, soit 100 Mds €. La dette grecque s’élèverait ainsi  à 120% du produit intérieur brut d’ici 2020. Cet allègement est considérable par rapport aux 160% actuels.

Le mot volontaire est utilisé sciemment afin d’éviter une déclaration de défaut de paiement et donc une faillite d’un Etat membre de l’Euroland, ce qui est inconcevable, dans une union monétaire sensée faire jouer les solidarités mécaniquement. Mais c’est jouer sur les mots. La Grèce est bel et bien en faillite partiel comme je l’ai dit depuis plusieurs mois. En contrepartie les banques seront recapitalisées, ce qui est à double tranchant. Elles vont rogner sur la distribution des dividendes et des bonus comme l’ont déclaré les banques françaises qui ont argué que leur manque à gagner est de 8,8 Mds d’euros et que leurs bénéfices s’élèvent à  8 Mds d’euros. Les banques qui ne pourront pas puiser dans leurs réserves se verront  menacées d’un contrôle totale ou partielle d’établissements tiers. Je pense que les lobbies bancaires qui n’ont accepté ce deal que tard dans la nuit, l’ont fait en ayant obtenu des assurances de la part des Etats en faveur des concours publics dans le processus des recapitalisations.

Les banques italiennes et espagnoles, dont les besoins sont chiffrés respectivement à 14,7 et 26 milliards d’euros, seront aidées par leurs gouvernements voire par le FESF.

Les 17 membres de l’Euroland qui ont des déficits excessifs verront leur budget examiné et commenté « avant leur adoption par le parlement national concerné ». La Commission européenne sera aussi chargée de surveiller l’exécution du budget et de proposer si nécessaire des corrections en cours d’année. Il est indéniable que les gouvernements ont dépensé sans compter et distribuer des cadeaux fiscaux aux plus aisés comme ce fut le cas en France, en Grèce, en Italie, en Espagne et dans d’autres pays. S’il est compréhensif qu’une monnaie unique et une politique monétaire commune ne peuvent qu’induire une politique budgétaire coordonnée, il n’en demeure pas moins  que les politiques d’austérité qui se mettent en place auront des conséquences sur la croissance économique.

Un mandat est donné par les dirigeants européens au président du conseil européen à Herman Van Rompuy, au président de l’Eurogroupe, Jean-Claude Juncker, et au président de la Commission européenne, José Manuel Barroso pour présenter, en décembre 2011, un premier rapport sur le semestre européen, le FESF ou la série de textes sur la gouvernance adoptée au mois de septembre. Il s’agit d’approfondir  la convergence économique et l'amélioration de la discipline fiscale. La Commission doit veiller aux respects des nouvelles règles de gouvernance économique.

Les Européens sont en train de muter vers plus de fédéralisme, comme ils ont adopté la monnaie unique sans en mesurer les conséquences ni la portée de leur acte. Mais il convient de distinguer les 17 membres de l’Euroland des 10 autres qui n’en font pas partie. La surveillance étroite des budgets nationaux par de nouvelles instances, comme le secrétariat permanent de la zone euro ou encore le renforcement des pouvoirs de la Commission, engendrera une Europe   à plusieurs vitesses. Ce « cercle, dominé par l’Allemagne » fera réfléchir le Royaume-Uni, la Suède,  la Pologne et la République tchèque.

L’adhésion à la zone euro de la Roumanie, la Bulgarie, la Lituanie, la Lettonie, la Hongrie et la Pologne  risque d’être reportée aux calendes grecques. Quand le président français dit sur les chaînes françaises le 27/10/2011 que l’adhésion de la Grèce à l’Euroland fut une erreur, il n’a pas tort. L’élargissement de l’UE à des pays de l’est européen qui ne partageaient pas les mêmes critères de convergences économiques répond plus à une vision libérale tendant à considérer l’Europe comme un marché, que comme une vraie communauté économique. Les tergiversations des Slovaques à propos de la ratification du traité du 21/07/2011, pour des raisons politiciennes montrent l’absurdité de certains choix européens.

J’étais en Slovaquie juste après la scission avec la République Tchèque et j’ai constaté les aberrations d’une décision répondant plus à une logique nationaliste que rationnelle. Le PIB de la Grèce ne représente que 2% du PIB européen. La dette grecque c’est 4% de la dette globale de l’Union européenne. Celle-ci a largement les moyens de contenir cette crise. La dette européenne agrégée, de tous les Etats de l’UE, rapportée à leur PIB, est de 80%. Le problème n’est pas le poids de la dette grecque, mais celui de ce que j’ai appelé la dictature des marchés financiers. Cela ne veut pas dire que les décideurs publics européens sont sans reproches quant au creusement des déficits de leurs pays, ni des politiques économiques menées.
J’ai développé largement les causes des déséquilibres financiers internationaux et  j’ai fait des propositions de sortie de crise comme un  contrôle sévère des Hedges funds , ces fonds spéculatifs et l’interdiction de la vente à découvert ainsi que l’achat d’actions et des actifs financiers  à crédit en les massacrant ensuite, afin de les revendre au moindre prix. Il faut rétablir les feux rouges et les stops car les spéculateurs sont cupides et individualistes. Les fonds spéculatifs misent sur le gain à court terme et sacrifient les investissements à long terme et l’emploi.

Il faut aussi taxer les transactions financières même à des taux bas (entre 0,01 et 0,1%) sans attendre que les États-Unis soient d’accord. Les discours officiels qui ont suivi la crise de 2008, sur la lutte contre les paradis fiscaux n’ont pas trouvé de traduction dans les faits car les grands États pouvant impulser une telle orientation en disposent dans leurs contrées proches ou lointaines.

Les agences de notation : quelles crédibilités et quelles légitimités?

Rappelons qu’après avoir sous-estimée les risques financiers en 2008, les agences de notation ont voulu se rattraper sur les États, tâche qui n’est pas aisée car leurs actifs ne sont pas mesurables. Les infrastructures et les Iles grecques valent plus que sa dette. Il en va ainsi dans le cas de la France. L’épargne des ménages des pays endettés dépassent leurs dettes. Les trois agences principales qui contrôlent 90% du marché de la notation, Fitche, Standard & Poors’s et Moody’s ont affirmé qu’il n’y aura pas de dégradation de la note française. Des spéculateurs ont voulu faire monter les CDS (credit default swap) ces assurances sur les défauts de paiement des États. D’autres comportements ont pour but de faire chuter les actions des banques afin de les acheter à bas prix et les revendre après le démenti des rumeurs.
Ceci étant, si la situation économique et financière se dégrade, la France comme d’autres pays pourraient perdre leur AAA.

Le rôle de la Chine

Avant d’être européenne, la crise est mondiale et ses effets touchent les pays non impliqués dans les circuits de décision, comme les sous-développés non producteurs de pétrole. Alors, une coopération avec les pays à excédents d’épargne comme les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) s’impose.

La Chine, qui détiendrait déjà quelque 500 milliards de dollars de dette souveraine européenne sur un total de réserves de change de 3.200 milliards de dollars, serait bien placée pour investir dans le FESF. Le FESF doit être renforcé, soit en lui permettant d'assurer la dette émise par des pays européens, soit par un élargissement des moyens mis à sa disposition, notamment en faisant appel à des investisseurs externes. Cela peut aussi passer par le FMI. Dans ces conditions ces pays devront obtenir une représentativité plus importante au sein de son conseil d’administration.

Mais les Chinois exigent plus d’ouverture des marchés européens à leurs produits et un statut d’économie de marché à l’OMC.

Je crois que la Chine a profité plus qu’aucun autre pays des largesses de la libéralisation des échanges internationaux. Aussi bien les Européens que les Étasuniens ont fait preuve de beaucoup de naïveté en supprimant les quotas sur l’importation de produits chinois. Ils ont accepté qu’un pays centralisé maîtrisant tous les leviers ; monétaire (non convertibilité et sous-évaluation de sa monnaie), financiers (distribution massive de crédits aux provinces et aux entreprises) et budgétaire, n’utilise pas les mêmes armes que ses partenaires. De mes nombreux voyages économiques avec des entreprises françaises, j’ai constaté les nombreuses violations du droit du travail et le non respect de l’environnement. L’individu n’existe pas et les précautions réglementaires sont peu nombreuses.
Mais la Chine a des atouts:
un vaste marché courtisé par les grandes sociétés qui bénéficie d’un environnement géographique dynamique. Il est indéniable que la productivité y est très élevée. J’ai pu constater que des ouvriers du bâtiment travaillent jour et nuit sans aucune protection. Le temps d’aménagement de ponts a été réduit à trois mois et les constructions poussent comme des champignons.
On ne peut pas se contenter d’accuser de tous les maux les Chinois, mais à un moment donné il faut reconnaitre les niveaux élevés de qualification et la forte  productivité. D’ailleurs, même dans ce domaine les Chinois rattrapent leur retard en mettant l’accent sur les formations techniques et forment des ingénieurs, alors qu’en Europe on forme davantage de commerciaux et de financiers et on relègue au dernier rang l’enseignement technologique.
Au total, les pays à excédent d’épargne doivent comprendre que leur avenir est lié aux autres pays qui sont des clients et des partenaires.

La crise financière et économique étant mondiale, c’est dans le cadre du G20 que certains dossiers pourront avancer lors du sommet de Cannes le 3 et 4 novembre 2011. "Notre objectif est d'ouvrir des chantiers de fond et qui ne peuvent plus attendre", déclarait le chef de l'Etat le 24 janvier 2011, en présentant à la presse les objectifs de la présidence française du G20. Il s’agit de mettre  en œuvre des décisions du G20 en matières de régulation financière, de réforme du système monétaire international, de lutte contre la volatilité des prix des matières premières, de financement du développement, d’amélioration de la gouvernance économique mondiale et de relance de la croissance. La crise de la dette grecque et les difficultés d'autres pays de la zone euro ont paralysé l’action de l’Europe.

Les Etats-Unis, ne se portent pas mieux, leur dette dépasse 103% de leur PIB. L’instabilité de la décision publique due à des conflits pré-électoraux explique en partie l’abaissement de la note souveraine à AA+ en août par Standard & Poor's.

La décision de Georges Papandreou, Premier ministre grecque de lancer un référendum suite aux accords de Bruxelles du 26/10/2011 a été ressentie comme un coup de poignard.
Les marchés ont chuté mais j’ai expliqué en son temps qu’il s’agit d’une sur réaction de leur part. A l’évidence la dette grecque est absorbable par l’Euroland mais c’est l’effet contagion qui est menaçant. Laisser tomber en faillite la péninsule hellénique, c’est faire comme les autorités étasuniennes qui ne sont venus en aide à Lehmann Brothers. Et on connaît ce qu’il en a suivi une crise financière grave.

Nous ne savons pas encore les délais de cette votation, ni la question posée. Mais en tout cas, l’instabilité régnera sur les marchés pendant de longues semaines, voire de longs mois.