Les acteurs du numérique pourraient-ils tuer Big Pharma ?

C’est en 1997 que Clayton Christensen de la Harvard Business School introduisit pour la première fois le terme de « disruptive innovation » ou innovation de rupture, par opposition au processus d’innovation traditionnelle.

L’innovation de rupture consiste pour une entreprise à devoir faire un choix entre continuer ses activités traditionnelles ou changer radicalement de business model pour s’adapter à des besoins futurs ou non satisfaits.
En quelques années, le numérique a déstabilisé en profondeur de nombreux secteurs pourtant réputés très solides : 
- le cinéma et la musique ont été violemment attaqués par le piratage
- les vidéoclubs ont disparu du fait de la VOD
- l’industrie des médias s’est vue à son tour fortement challengée par le « gratuit »
- plus récemment, ce sont les hôtels avec Airbnb et les taxis avec Uber qui ont vu leur business model chahuté par une nouvelle forme de concurrence. 
La liste des secteurs économiques qui se sont effondrés en quelques mois ou années est longue et rares sont ceux qui ont su rapidement s’adapter.

L’industrie pharmaceutique : un paquebot peu agile

De son côté, l’industrie pharmaceutique est une industrie très particulière caractérisée par :
- une R&D très coûteuse avec des cycles de développement incroyablement longs. Il faut compter environ 1 milliard d’euros et 10 à 12 ans de développement pour mettre sur le marché un médicament ;
- des délais administratifs complémentaires (obtention d’un prix / remboursement) qui peuvent prendre plusieurs années supplémentaires ;
- des coûts de production à l’inverse souvent extrêmement faibles ;
- une période d’amortissement extrêmement courte (de moins d’une dizaine d’années) pour rembourser les frais engagés avant la chute du brevet et l’arrivée des premiers médicaments génériques.
Elle évolue dans un environnement règlementaire parmi les plus contraignants, et les moins flexibles du monde.
Il s’agit là d’un paquebot peu maniable, et donc potentiellement vulnérable aux intempéries de l’économie numérique.

De nouveaux poids-lourds entrent en scène

Depuis quelques années, de nouveaux acteurs ont tenté des incursions dans le monde pharmaceutique, des acteurs issus des « Big Techs ». Ces entreprises souvent représentées par les « GAFA » ou plus récemment les « GAFAMS » (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Samsung) sont énormes, mais bien plus agiles, et extrêmement riches. 
Ces dernières ont signé des partenariats avec les géants de la pharmacie pour tenter de proposer de nouvelles solutions thérapeutiques alliant le médicament à la technologie. Le plus symbolique de ces partenariats est probablement l’accord signé entre Google et Novartis pour le développement d’une lentille de contact connectée permettant de suivre la glycémie d’un patient en dosant le glucose présent dans ses larmes.

L’avenir de la pharmacie

Lorsque l’on considère l’avenir de la pharmacie, 2 tendances se dégagent :
- une course en avant à la technologie, qu’elle soit chimique, biologique ou à présent davantage numérique pour pouvoir proposer des solutions plus précises, plus adaptées. Cette course pose les bases de la médecine dite de « précision » ou encore personnalisée. Demain on ne soignera plus une maladie mais un patient, en tenant compte de ses caractéristiques propres, avec un monitoring permanent ;
- une course vers une démocratisation massive de l’accès au médicament pour les plus défavorisés. Cette course qui implique une guerre des prix, est le mouvement soutenu par tous les gouvernements, de substitution des médicaments anciens originaux vers des alternatives génériques.
Ces deux tendances, bien qu’en apparence contradictoires, sont complémentaires et ont vocation à perdurer, la seconde stimulant la première.

Le médicament

Au sein d’une classe médicamenteuse comme les antidiabétiques ou les anti-cholestérol, tous les médicaments partagent des traits chimiques communs. Une classe thérapeutique comporte souvent un ou des médicaments de référence, c’est à dire plus anciens, et « génériqués », et des alternatives plus modernes, souvent plus optimisées, plus efficaces et/ou mieux tolérées. C’est ainsi que l’OMS a défini une classification de médicaments dits « essentiels », comprenant quelques dizaines de produits souvent dans le domaine public, et donc disponibles sous forme de génériques.

L’ubérisation est-elle possible ?

L’essence d’une entreprise comme Google est de générer de la valeur à partir de la donnée. Quel que soit le service proposé, Google analyse nos habitudes numériques pour mieux nous cibler. Plus récemment, Google s’est lancé dans le monde physique pour collecter de la donnée à partir de nos comportements. C’est ainsi que le géant américain a annoncé il y a peu Brillo, son système d’exploitation pour l’internet des objets, comparable à ce qu’Android fut dans la téléphonie.

Avec Brillo, Google s’offre potentiellement un accès aux données comportementales, le complément idéal de nos profils numériques. 

Pourrait-il aller plus loin ?

Un scénario que d’aucun trouveront impensable voire grotesque consisterait pour Google à pouvoir s’affranchir d’une manière ou d’une autre du secret médical et de disposer de données bien plus intimes nous concernant comme nos données de santé. Impensable ? Improbable ? Aurait-on imaginé il y a 15 ans que près d’un milliard d’individus allaient confier à des « World companies » comme Google (via Gmail) et Facebook toute leur vie privée ?

Dans ce scénario fictif Google pourrait négocier avec les Etats ou plus simplement et plus directement chaque citoyen un accès au médicament gratuit en échange de ses données de santé. En pratique, en s’associant avec un laboratoire de génériques, Google approvisionnerait chaque pharmacie avec un générique de chaque grande classe thérapeutique gratuitement. Rappelons que les coûts de production de ces médicaments sont globalement très faibles. Ce qui coûte, c’est la recherche et le développement. L’idée n’est pas de se substituer aux géants du générique en offrant une gamme la plus exhaustive possible, mais au final seulement quelques dizaines de molécules de référence.

En échange, le citoyen qui souhaiterait bénéficier gratuitement de ces médicaments n’aurait qu’à communiquer d’une manière ou d’une autre ses données de santé à Google.

Ce scénario aurait peu de chance de se produire tout au moins à court terme en France. Le secret médical est bien gardé, les corporatismes sont robustes et surtout, le patient ne paye déjà pas directement ses médicaments. Mais les gouvernements souvent à la recherche d’économies faciles à court terme resteraient-ils insensibles à la promesse de pouvoir s’affranchir jusqu’à 15% des dépenses de santé ?

Par ailleurs, ce scénario serait-il si improbable dans d’autres pays, notamment là où le médicament est habituellement pris en charge directement par le patient ?

Les conséquences de ce nouveau business model, fictif rappelons-le, seraient gigantesques et catastrophiques pour l’industrie pharmaceutique.
La plupart des laboratoires seraient anéantis en quelques mois ou quelques années car le gros de leur portefeuille de médicaments serait challengé par le « gratuit », à l’instar des médias. Du fait de sa lourdeur, la pharmacie serait probablement dans l’incapacité de s’adapter rapidement et proposer une alternative autre que le blocage législatif, à l’instar des taxis en France, et qui finirait tôt ou tard par céder. Encore plus effrayant, la recherche sur de nouveaux traitements pour soigner des maladies disposant déjà de médicaments comme l’hypertension ou le diabète s’arrêterait instantanément. Elle se réorienterait probablement vers d’autres pistes comme des solutions de prise en charge plus globale du patient.

Ce scénario est probablement aussi loufoque que l’était celui de voir des particuliers louer leur domicile à d’autres particuliers pour les vacances (Airbnb) ou de voir des géants historiques comme Kodak sombrer en quelques années. Mais à ce jour, probablement du fait de sa complexité et de son aspect très normé l’industrie pharmaceutique n’a pas connu encore d’innovation de rupture, à l’exception peut-être de l’arrivée du générique que l’on pourrait aussi simplement assimiler au low-cost. L’innovation pharmaceutique a toujours été continue et d’ordre technologique. 

L’arrivée récente des Big Techs dans la chasse gardée de Big Pharma annonce des changements culturels importants. Ne risque-t-on pas de voir émerger en peu de temps des outsiders capables de changer la donne en seulement quelques années et déstabiliser une des industries les plus établies au monde ? En tant que salarié de l’une d’entre elles (rappelons que je m’exprime en nom propre et non en celui de mon employeur), comment s’y préparer ? 

« Comme il disait ces mots, 
Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts. » (Jean de LA FONTAINE, Le Chêne et le Roseau)