Réduire l’empreinte écologique des signes

Si les entreprises admettent aujourd'hui qu'il est de leur responsabilité de réduire leur empreinte écologique, il n'en est pas de même pour celle que laissent leurs marques dans l'espace urbain. Pour Gilles Deleris, co-fondateur de W&Cie, cette prolifération doit pourtant s'atténuer.

Le développement durable est devenu en quelques années l'alpha et l'oméga de la bonne gouvernance des entreprises. Sous la pression des nouvelles réglementations, sous la pression morale du citoyen qui sommeille en nous, sous l'effet ciseau de l'inflation des énergies sales et de l'accessibilité aux énergies propres, elles s'attachent, au moins en intention, à ajuster leurs pratiques à ces nouvelles exigences.

Elles s'organisent mieux, elles contrôlent davantage, elles imposent de bonnes pratiques avec l'assentiment de tous - moins de papier, moins de gaspillage, moins de cartons, moins d'emballages, moins de matière, moins de bruit, moins de déplacements, moins d'avions... Même dans le gigantisme architectural dont elles sont parfois parties prenantes, l'éco-conception entre en ligne de compte. Désormais, les entreprises sont HQE, ZéroCO2, respectent le RSE. Au Zéro défaut succède le Zéro carbone.

 

Des marques qui rejettent le minimalisme ambiant

"Less is more". La morale des entreprises converge vers celle du maître du minimalisme, Mies Van der Rohe.
Dans l'occident industrialisé, aucun champ ne semble pouvoir échapper à cet exercice de retenue et à ces nouvelles ascèses. Aucun sauf celui des signes visuels et graphiques que ces mêmes entreprises émettent.
Les marques poursuivent avec la même énergie leur travail d'accaparement de la rétine, d'appropriation d'un territoire en pariant sur la surenchère et l'emphase, sur l'hystérisation des couleurs et du tout à l'image.

Cela s'impose dans le registre formel de la création des marques : l'économie de moyen que prônaient les inventeurs de la discipline, de Walter Gropius à Raymond Loewy, de Walter Landor à Grapus n'a plus cours aujourd'hui. En l'espace de quelques années et de quelques versions de logiciels prodigieux, les marques ont muté, passant ainsi de l'austérité du pigment à l'éclat du pixel.

L'aplat et sa rigueur helvètes ont quasiment disparu du registre graphique international. Les logotypes, gonflés au collagène, se sont parés de mille artifices. Les uns, maquillés comme des voitures volées, sont devenus des objets de désir et de consommation. Les autres, enluminés comme dans les livres d'heures, sont passés du statut de signature à celui d'icône, offrant à leurs fidèles consommateurs les codes d'une nouvelle liturgie, celle de la Passion des marques. Passant ainsi de l'Art Roman au Gothique flamboyant en moins d'une décennie, les marques rayonnent, vibrent, explosent et soumettent aux regards captifs des citoyens leurs millions de stimulis.

 

Une transformation de l'espace
L'espace n'est pas épargné par cette course à la puissance visuelle. Plusieurs révolutions ont mis un terme à une signalétique tranquille et aimable tel que Mallet Stevens la revendiquait dans "La Cité Moderne". Des lettrages en pierre, gravés dans le bâti, y scellaient à jamais la destination d'une boulangerie, d'un bureau de poste ou d'une mairie.

La densification des villes a multiplié les commerces et développé une concurrence invitant les uns et les autres à se singulariser davantage. L'omniprésence de l'automobile a modifié notre rapport à la déambulation, inscrivant alors la vitesse comme facteur d'analyse des signes et le déplacement comme une occasion de plus de voir les marques le long du parcours.

La recomposition totale des modèles économiques et des modes de consommation a redéfini les contours du commerce de proximité. Passant de l'artisanat à la distribution organisée, les process se sont rationalisés. Le marketing et la publicité se sont mis à la disposition des marques. Et les marques se sont imposées.

Parallèlement à cette évolution, de nouvelles techniques et de nouveaux matériaux sont apparus. Ils ont permis d'envisager l'industrialisation des identifiants de la marque et de déployer une architecture de réseau normalisée selon le mode que l'on connaît aujourd'hui. Elle se caractérise par une esthétique éphémère et évolutive, par des dispositifs légers et "jetables", comme clipsés sur les façades. Si les "contenus" sont, au détail près, les mêmes que ceux des bâtiments de "La Cité Moderne", leur mise en oeuvre autour de matériaux nouveaux -plastiques en particulier- et de leur mode constructif - cellule standard, faux plafonds, caissons, habillages, vitrophanies...- confèrent aux espaces une "volatilité" extrême.


Là où l'on construisait pour durer, les réseaux modernes sont conçus pour être "démontés" afin de pouvoir évoluer. Comme pour compenser cette dimension éphémère, le discours de la puissance s'est alors imposé dans les secteurs de la distribution, de la restauration rapide ou des pétroliers. Mais tous les domaines ont suivi ce mouvement. La boutique ou le comptoir sont devenus des "espaces de stimulations et d'expériences", vivants, vibrants, authentiques parfois, agités, bavards, artificiels trop souvent.

Aujourd'hui, les paysages urbains sont particulièrement impactés. Reliés les uns aux autres par des espaces commerciaux de plus en plus structurants, ils en absorbent les manifestations visuelles de plein fouet. Les enseignes, les réseaux d'affichage publicitaire, les prises de parole des réseaux de distribution sur leurs bâtiments, les adhésivages ou les écrans géants qui jalonnent les grands axes dessinent une ville nouvelle.
Time Square est au coin de la rue. Tout est marqué, griffé, allumé, tout scintille, tout clignote de plus en plus fort.

Une lente prise de conscience
La conscience naissante d'une économie raisonnée des matériaux ou la modification lente des pratiques sociales polluantes ne semble pas inclure ce qui relève pourtant d'une empreinte écologique profonde, celle des signes commerciaux auxquels nous sommes sans cesse exposés. Tout se passe comme si la vibration immatérielle et mouvante des images, ne laissant qu'une simple trace neuronale, n'en laissait au fond aucune dans notre environnement mental...

Tout se passe également comme si l'efficacité des signes ne tenait qu'à leur puissance et à la colonisation du moindre interstice disponible. Michel Serres, dans "Le Mal Propre", établit un parallèle entre les animaux qui pissent pour marquer leur territoire, les putains d'Alexandrie qui gravaient leurs sandales pour laisser leur trace sur le sable et "Les présidents des grandes marques reproduites par les publicitaires sur les affiches des villes (qui) jouiront sans doute, ensemble, d'apprendre qu'ils descendent en droite ligne, comme de bons fils, de ces putains-là. Ou de ces bestioles-là, qui marquent de leurs déjections les frontières de leur aire."

Le parallèle est troublant. Troublant parce qu'il réveille en nous des archaïsmes et renvoie nos sociétés "hyper civilisées" à l'état de nature auquel nous tentons d'échapper. Troublant, parce qu'il témoigne d'une réalité physique manifeste. "What are we doing after the orgy", questionnait Jean Baudrillard face à la débauche généralisée de l'obscénité médiatique et aux flots d'images qui nous submergent. Mais troublant surtout en ce qu'il associe intimement, ontologiquement et éternellement, la démarche commerciale et publicitaire à la saleté et à la pollution.

Quelle réaction adopter alors ?
C'est cette idée qu'il faut combattre. Certainement pas encore sur le terrain symbolique. La représentation impure et judéo-chrétienne de l'échange marchand est ancrée dans nos gènes. Et pourtant, cela n'a jamais empêché le désir de triompher et le commerce de prospérer. Ce fond de culpabilité peut même constituer un rempart naturel et une cote d'alerte qui, au demeurant, n'est pas loin d'être atteinte.

C'est donc sur le terrain du réel que nous devons être attentifs. Comme dans une solution saturée, l'environnement ne peut absorber tous ces impacts visuels sans qu'ils débordent ou se neutralisent les uns les autres. Abasourdis par tant de sollicitations, commerciales, graphiques, publicitaires, beaucoup de consommateurs refusent d'être seulement envisagé comme tels et souhaitent "faire une pause".
Ils attendent, face aux excitations permanentes de leur rétine que parfois la lumière soit éteinte, pour mieux profiter plus tard, de son éclat. Même Pigalle s'éteint au petit matin…

Il est donc bien dans l'intérêt de tous, entreprises et citoyens, marques et consommateurs, de maîtriser les signes au même titre que nous nous engageons dans celle des objets et des biens. Il devient urgent et salutaire de poser un instant les bazookas visuels pour travailler à l'équilibre raisonné du sens et de l'impact. Produire du désir n'est pas produire du déchet. C'est mettre en scène le plaisir comme objet, devoir et but de tous les êtres raisonnables. Le paradoxe serait bien de générer dans cette perspective lumineuse un tel inconfort qu'il conduirait les sociétés comme les nôtres à rejeter la "fin" à cause des moyens...

L'art de la mise en page, c'est l'art de gérer les blancs. Ceux qui pensent que la puissance prévaut pour émerger en toute chose sont ceux qui estiment qu'il faut hurler pour avoir raison. Il en va de la responsabilité des praticiens des signes et des brand manager de tout faire pour atténuer leurs propres impacts environnementaux.
Produire moins de signes pour en proposer de meilleurs, plus modestes, plus connivents, plus aimables. Travailler à leur contextualisation, à leur inscription locale avec efficacité mais avec respect et attention.
Ménager des silences et des plages de repos. Savoir parfois se taire ou chuchoter pour mieux attirer l'attention, comme "Les Souffleurs", ces curieux performeurs qui nous glissent leurs aphorismes dans le coin de l'oreille et nous captivent en douceur.


Transformer l'empreinte écologique des signes en petits instants de qualité, d'invention et de jubilation. Offrir aux citoyens-consommateurs un environnement visuel préférable et adéquat à ses besoins et à son plaisir. Préférer la présence à la puissance. En tant que partenaire des marques, en tant que praticiens et co-auteurs de l'environnement visuel qu'elles contribuent à nourrir, tel est le manifeste que nous pourrions revendiquer.