Petit traité de changement amical : diriger sans harceler

Comment diriger dans une société qui ne respecte plus l’autorité ? En s’interrogeant sur ce que signifie la liberté.

Comment intéresser mes étudiants au changement ? me suis-je demandé. J’ai eu l’idée de leur faire écrire des « cas » concernant un problème qu’ils avaient rencontré, et de les réutiliser. L’un d’entre eux portait sur une situation d’injonction paradoxale. Une personne se met à donner des ordres à une stagiaire qui ne dépend pas d’elle, que faire ? Comme souvent, la surprise a été pour moi : un nombre étonnant d’étudiants s’était déjà trouvé dans une situation d’injonction paradoxale… (Une bonne nouvelle est qu’ils s’en étaient tirés.) Et si notre temps se prêtait au harcèlement ? 

Libre entreprise

Selon un biographe, la politique de Mme Thatcher a eu les mêmes conséquences que celle de Lénine. Tout deux voulaient apporter la liberté à leur peuple. Tout deux ont installé une bureaucratie monstrueuse ! Carlyle disait que le libéralisme c’était "l’anarchie plus les gendarmes". Car, comment contrôler autrement des gens libres ? L’entreprise n’est pas à libérer, elle est libre. Derrière les apparences, il n’y a plus ni hiérarchie, ni autorité. C’est une conséquence logique de nos aspirations telles qu’elles s’expriment, parfois violemment, depuis les années 60. Comment diriger dans ces conditions ? Par des moyens détournés, par l’influence, notamment, autrement dit la manipulation.

Gouverner des égaux

Cela vous surprendra peut-être mais j’ai vécu un temps où le chef n’était pas le meilleur, mais au contraire, le plus mauvais, ou le plus fatigué. Personne ne voulait de sa place. A y bien songer, c’est exactement ce qui se passe dans le sport, entre champion et entraîneur. Qu’est-ce que ces situations ont en commun ? Le fait que le manager et ses équipes n’ont pas un travail de même nature. Ce que l’on demande à un manager est de faire fonctionner l’organisation, de résoudre les dysfonctionnements qui les empêchent de faire leur travail dans de bonnes conditions. C’est ainsi que l’on peut diriger sans harceler. 

Le stretch goal 

Dans une précédente chronique j’ai parlé de "stretch goal". Le "stretch goal" est une façon de diriger sans harceler. Le moyen de diriger des hommes libres est par le projet commun. La technique du stretch goal montre comment procéder. Le dirigeant analyse la situation de l’organisation, en particulier ce qui ne va pas. Il injecte dans cette analyse les informations qu’il a de l’extérieur. Tout cela le conduit à une « vision », à une « envie de faire ». Il en déduit un plan d’action, et les moyens nécessaires à la réussite. Une fois arrivé là, il présente le tout à son équipe : voici l’avenir, voici ce qui nous coince aujourd’hui, et voilà comment on va réussir.

Fair process

Kim et Mauborgne (qui n’avaient pas encore écrit "Blue Ocean") ont appelé ce type de processus de décision "fair process", "processus équitable". Un "mécanisme de décision équitable" est un processus qui :

  • Fait participer les personnes qu’il concerne : demande leur avis, leur permet de débattre (témoignage de respect et possibilité d’utiliser leur contribution).
  • Justifie la décision prise (ceci prouve qu’elle respecte le meilleur intérêt de la société et facilite son appropriation).
  • Définit clairement les nouvelles règles du jeu (évite les périodes de recherche de failles à exploiter, et focalise les énergies sur l’essentiel).

"Processus équitable" ne signifie ni unanimité, ni règne de la démocratie : décider est la prérogative du dirigeant.

La liberté, ce n’est pas la concurrence !

Je suis frappé par le fait que le manager me dit souvent qu’il n’arrive pas à imposer ses idées parce qu’il "manque de légitimité". Implicitement, il croit qu’il doit être "le meilleur", car le monde n’est que concurrence. Mais la liberté c’est tout le contraire. La liberté ce n’est pas un monde d’électrons identiques, en concurrence parfaite. La liberté, c’est s’épanouir, c’est faire ce qu’on est le seul à pouvoir faire, sans être ennuyé par les autres. Et la meilleure façon de se trouver dans cette situation est celle que crée le bon entraîneur : pour que les individualités puissent s’exprimer, l’équipe doit être forte. Il faut une équipe pour qu’il puisse y avoir des joueurs ! 

Et voilà comment, depuis la nuit des temps, on dirige des hommes libres sans les harceler. 

Et si diriger efficacement tenait à une définition correcte de "liberté" ?