Des "TICE" vues comme symptôme de la perte du capital scolaire

Plus les moyens de l'Education Nationale diminuent, plus on met en valeur les investissements dans les technologies de l'information. Mais encore faut-il les utiliser dans le bon sens.

Je me dois de vous préciser tout d'abord que "Capital scolaire" est une expression employée par Bourdieu qui n'a rien à voir avec le sens économique du mot "Capital". "Capital scolaire" signifie plutôt "qualité scolaire", ce terme prenant en compte la qualité de l'enseignement et la qualité, le niveau des élèves.

"Perte du capital scolaire" n'est donc qu'une façon un peu pompeuse de parler de la baisse du niveau général. J'emploie ces termes parce que ce sont ceux de Bourdieu et qu'il a inspiré ma réflexion (si je n'étais pas aussi modeste, je vous dirais que j'ai eu des précurseurs).

Les TICE nous sont présentées comme l'avenir, la panacée, le symbole de l'enseignement de demain, les technologies qui créeront des emplois, qui éveilleront nos enfants (je m'arrête là, les lieux communs me manquent). Mais dans une certaine mesure, elles sont avant tout le symptôme de la dégradation de la qualité scolaire.

C'est une situation que je rencontre assez fréquemment. Quelques exemples:

- Eric Delcroix écrit sur son blog pourquoi il a refusé d'inscrire sa fille dans une classe pupitre. Pour résumer en une ligne: il y a vu du matériel flambant neuf avec rien derrière. Pas de support, pas de suivi, pas de compétence, pas de réflexion éducative. Tout ce matériel (coûteux en capital, à défaut d'apporter du capital scolaire) n'était là que pour masquer, finalement, l'immense vacuité du projet éducatif.

- Les budgets de l'Education Nationale sont de plus en plus réduits, le nombre de professeurs diminue. Or, simultanément, on met en valeur un peu partout les investissements TICE les plus visibles et les plus modernistes (laboratoires de langues, ressources informatiques, etc...). Cet effort masque en fait la baisse moyenne du capital scolaire.

- De Gaulle refusait d'inaugurer les chrysanthèmes mais aujourd'hui nos politiques (maires, députés, présidents de conseils généraux ou régionaux et même ministres !) inaugurent les TBI. J'ai relevé une bonne dizaine d'articles de journaux sur ce thème dans les deux dernières semaines. A chaque fois, le discours est similaire et convenu (enfin un consensus droite/gauche !). On parle de l'avenir de la nation qui passe par les TICE, de la réduction de la fracture numérique (dont on peut parler sans crainte vu le caractère éminemment  flou du symptôme). Bref, on masque, une fois encore, l'absence de projet.

- Le pays où l'enseignement a été le plus désorganisé dans les 10 dernières années, le Royaume-Uni, est équipé à presque 100% en tableaux interactifs (plus de 400 000 TBI, contre moins de 15 000 en France. Et le pire, c'est que certains en France veulent s'en inspirer !). La raison est que depuis les réformes de Tony Blair (qui par ailleurs contiennent d'excellentes choses), les écoles sont plus en concurrence et se doivent d'afficher des "signes extérieurs" de capital scolaire à défaut d'en posséder toujours. Là encore, symptôme.

Bourdieu toujours, dans La noblesse d'état: "La logique qui pousse les écoles les plus démunies de capital proprement scolaire [...] trouve un contrepoids qui impose un effort pour accumuler du capital scolaire, fût-ce au prix d'une exhibition ostentatoire des signes extérieurs de l'avant-gardisme pédagogique: par exemple en déployant des trésors d'invention moderniste, tant en matière d'équipements, laboratoires de langues, ressources informatiques, moyens audio-visuels, qu'en matière de techniques pédagogiques, qui se veulent toujours plus actives, plus modernes, plus internationales."

Rappelez-vous quand même que ce billet est écrit par quelqu'un qui croît fermement que les TICE peuvent jouer dans le bon sens - mais encore faut-il qu'il y ait un sens... Allez j'ose : "TICE sans pracTICE n'est que ruine, pour ânes" !