Big Data ou Big Frustration

Big Data égale big frustration. Question de promesses marketing ou de coming out ? Le point.

Il y a peu, je discutais avec le patron d’une SSII. Visionnaire pragmatique, c’est un des pionniers du Big Data chez nous. Or, il supprime son département Big Data. Il faut savoir utiliser l’analyse de données, certes ; mais parler Big Data n’apporte pas d’affaires, m’a-t-il dit.

Le hasard fait que je vis au milieu d’expérimentations Big Data. Voici ce j’en tire. Est-ce représentatif ?

Panne de données

Big Data ? Des outils hyper puissants. Beaucoup sont à la portée de n’importe qui. Quand ça marche, on fait des analyses renversantes. Seulement, pour pouvoir les appliquer, il faut des données. Or, il n’y a pas de données. Ou il y a des données, mais à plusieurs endroits, voire pas numérisées. Et ce du fait d’un accord tacite. Car ce qu’elles contiennent est dangereux. Mais rarement au sens où on le pense. Par exemple on m’a parlé d’un cas dans lequel des comportements de représentants du personnel ne peuvent être révélés sans produire des remous violents. Je te tiens par la barbichette ?

Et ce n’est pas mieux avec les données financières, de contrôle de gestion. Incohérences, libellés des colonnes d’Excel incompréhensibles, pratiques comptables dont les conventions défient l’entendement… Exemple concret : impossible de réconcilier le chiffre d’affaires par personne, avec le nombre de missions et le chiffre d’affaires moyen par mission !

Autre exemple. Il s’agit de gestion des sinistres. La plupart des grandes entreprises auto assurent une partie de leurs risques. La sinistralité croîtrait avec la montée en complexité des processus économiques, mais aussi avec une optimisation financière qui conduit à vivre dangereusement. Big Data repère des causes origines, et fournit des outils d’aide à la décision qui évitent les erreurs graves. Des millions d’euros sont en jeu. Les entreprises ont généralement des bases de données qui regorgent de chiffres. Mais pas fiables. Si vous voulez employer Big Data, il faut repartir de zéro, me disait un spécialiste.

L’homme est par nature un artiste ? Dès qu’il met la main aux données, il les charge d’un sens nouveau et étrange. Or, l’homme est partout. Même dans les processus industriels les plus automatisés, il y a des équipes de fabrication, des sous-traitants, voire des clients.

L’information n’est pas dans les données

D’ailleurs, l’information utile n’est pas dans les données. Exemple : mise au point d’un processus chimique. Première itération. On trouve un mélange idéal, qui donne au produit une performance inespérée. Réaction d’un spécialiste : inacceptable, utilisation massive d’un composant cher et nocif pour l’environnement. Nouvel essai, on limite la quantité du dit composant. Nouvel idéal à nouveau inacceptable, pour quelqu’un d’autre, à cause d’un autre composant. On finit par aboutir à un mix satisfaisant. Ce travail a permis aux uns et aux autres de comprendre ce qu’il fallait savoir. Mais on ne savait pas qu’on le savait, et que c’était important. Un avocat, spécialiste des crises industrielles, formule ainsi son casse tête : « les gens ne parlent pas la même langue ».

Process consultant plutôt que data scientist

Une dernière histoire : une question d’accidents du travail. Une fois de plus les bases de données sont inexploitables. Réponse : on sait où est ce dont on a besoin ; le demander produirait un conflit. Et, peut-être cela a-t-il à voir avec les accidents… Au fait, vos personnels changent-ils souvent de métier ? Oui, sans arrêt. Sont-ils formés pour leurs nouvelles affectations ? Les formations existent, mais ne sont pas appliquées. Et si on le faisait ?... Pour tirer les bénéfices de Big Data on a moins besoin de spécialistes des données que de spécialistes du questionnement. Les « process consultants », selon l’expression du psycho-sociologue Edgar Schein. Ce questionnement est un savoir-faire propre à chaque type de problème. Auriez-vous eu l’idée de poser les questions ci-dessus ? Moi, pas.

Big Data et la boîte de Pandore

En bref, Big Data est allé au-delà de nos espérances. Il nous montre ce qui ne va pas. Il nous dit même que redresser la barre n’est pas compliqué. Mais ce n’est pas ce qu’on lui demandait. Nous pensions qu’il allait nous améliorer sans effort. Et surtout qu’il allait le faire par magie, grâce à de grands prêtres obscurs, les data scientists, qui lisent les données comme d’autres les boules de cristal.

Alexandre Jardin a révélé le secret de sa famille : son grand père a collaboré avec l’occupant. Comme une partie du pays et des hommes politiques les plus admirés. Eh bien, c’est à ce type de coming out que nous invite Big Data. Il peut nous sauver, mais à condition d’avouer nos petits arrangements avec nos idéaux.

Quand on dit que le succès de Big Data est une question de conduite du changement, c’est cela que l’on entend.