Programmatique : la télévision prépare (doucement) sa révolution
Si des tests ont bien lieu sur catch-up, le programmatique n'a pas bouleversé la pub TV. A cause de la loi… et d'incompatibilités entre ce mode d'achat et le secteur.
Le secteur de la pub TV prépare sa mue vers le programmatique. Si l'achat des spots diffusés en TV linéaire s'opère encore de gré à gré, les principaux groupes de télévision ont déjà amorcé des expérimentations là où la loi le permet. C'est d'abord TF1 qui a annoncé en octobre 2016 tester la publicité segmentée sur son offre de catch-up en partenariat avec Orange. De leur côté, France 3 et BFM Paris procèdent depuis mi-2017 à la diffusion de publicités ciblées selon des données de géolocalisation.
Impossible pour elles de procéder à grande échelle. Le cadre juridique actuel interdit de faire de la publicité télévisée linéaire segmentée. Mais la situation devrait évoluer. La pertinence de cette loi, qui vise à protéger les acteurs de la PQR et de la radio locale, est remise en cause dans le cadre d'une consultation lancée par la DGMIC (Direction générale des médias et des industries culturelles, qui dépend du ministère de la Culture) sur la libéralisation du marché de la TV. "On devrait être fixé dans les mois qui viennent", prévoit le DG adjoint de l'agence Ecrans Media, Emmanuel Crego. Le secteur est confiant et prévoit une décision qui ouvrira le marché.
Pas de RTB généralisé en TV
Mais le programmatique à la télé ne sera pas le même que sur Internet, à en croire Virginie Dremeaux, directrice du marketing digital et du développement de la régie de Canal Plus : "La télévision programmatique ne se déclinera sans doute pas avec des places de marché où chaque spot s'achète en temps réel et aux enchères". Le marché TV devrait d'abord profiter de deux constituants de l'achat programmatique : une automatisation des transactions avec des ordres d'insertion qui ne seront plus effectués manuellement et une optimisation des campagnes qui s'appuiera sur l'intelligence de la data. "C'est ce qu'on voit déjà en Australie avec AOL", explique Emmanuel Crego, qui a quitté le géant américain fin 2017. Concrètement, les téléspectateurs verront toujours le même spot, mais sa diffusion sera optimisée en fonction de la chaîne et des horaires grâce à de la data comportementale ou transactionnelle.
Cependant on ne devrait pas voir les publicités segmentées (avec un spot par foyer ou segment de foyer) se généraliser à la télévision. "Je doute que les chaînes le fassent en prime time. Je pense qu'elles le proposeront sur les carrefours d'audience les moins puissants, avec un spot diffusé par défaut et l'opportunité de le remplacer par un autre dans certains foyers ciblés grâce à la data des box notamment", estime Viriginie Dremeaux. C'est ce que fait Sky avec AdSmart en Angleterre où l'annonceur dont le spot est susceptible d'être remplacé pour un autre plus pertinent doit d'abord donner son accord (une formalité vu qu'on élimine sa diffusion auprès d'une cible qui ne l'intéresse pas).
"Ce n'est pas rentable pour une chaîne d'augmenter le revenu par contact de 20% si l'annonceur divise par deux ses investissements"
Le directeur du Pôle Multiscreen de Publicis Media Exchange, Charles Danel, estime lui aussi que le développement de la publicité segmentée sera "limité à certaines tranches horaires et chaînes, essentiellement sur de l'invendu." Il faut dire que, comme le rappelle Emmanuel Crego, "il est compliqué pour des entreprises qui ont bâti leur modèle économique sur le fait de rassembler des millions de gens devant un écran de le monétiser via une dizaine de campagnes diffusées à des centaines de milliers de personnes."
Le changement est structurel et les questions nombreuses. Les patrons de régie TV se demandent par exemple combien d'acheteurs seraient prêt à investir davantage pour un meilleur ciblage, quitte à perdre en volume ce qu'ils gagneront en valeur. "Ce ne sera pas rentable pour une chaîne d'augmenter le revenu par contact de 20% si l'annonceur divise par deux ses investissements afin de ne toucher que les téléspectateurs qui l'intéressent vraiment", résume Charles Danel.
Pour les chaînes TV, un changement de législation ouvrant la porte au programmatique apporterait un bol d'air financier. Le cabinet Demain a mené une étude pour le compte du Syndicat national de la publicité télévisée qui chiffre à 200 millions d'euros le supplément de chiffre d'affaires dont bénéficieraient ces acteurs français. Pas anodin pour un marché qui pèse aux alentours de 3 milliards d'euros et qui est en recul
Cet apport serait notamment permis par l'arrivée de nouveaux annonceurs. "Le programmatique pourrait supprimer la barrière à l'entrée pour ceux qui n'avaient pas les moyens d'acheter jusque-là en TV ou ceux qui sont très ROIstes. En Australie, 50% des acheteurs TV sont arrivés avec le programmatique", chiffre d'ailleurs Emmanuel Crego. Charles Danel est plus mesuré. "S'il y avait un potentiel de 1 milliard d'euros d'investissements pub supplémentaire, on le saurait. L'allongement de la durée des spots et l'arrivée de la TNT ont permis un moment de créer de la croissance… mais les budgets pubs stagnent depuis 2017.
Des discussions avec les FAI
Pour faire de la publicité segmentée, il faudra par ailleurs compter avec les opérateurs télécoms. 80% des foyers français qui accèdent à une TV connectée le font depuis une box. Les FAI auront donc un rôle important à jouer pour alimenter le programmatique de leur data. Les règles et modèles économiques sont encore loin d'être fixés mais les discussions ont, selon nos interlocuteurs, déjà été entamées entre chaînes TV et opérateurs. Difficile pour autant de savoir si les discussions aboutiront à des accords unilatéraux ou si opérateurs et chaînes se mettront d'accord pour la création d'une joint-venture dédiée.
L'autre défi sera d'ordre technique. "On ne peut pas se permettre de buffering sur un écran vu par des centaines de milliers de personnes en simultané, comme ça peut arriver en digital", rappelle Virginie Dremeaux. Et si des tests sont menés par plusieurs chaînes, on est encore loin de la phase de production. Certes, un nombre croissant de foyers français disposent d'un téléviseur connecté à Internet, via leur box, des boîtiers OTT ou une smart TV. Ils étaient 58% dans ce cas au premier semestre, selon les estimations de Médiamétrie et du CSA. Mais ces chiffres cachent une autre réalité. "La réception TV se fait via le boitier TNT plutôt que l'IP dans la majorité des cas, faute de débit suffisant", confie Emmanuel Crego. Le programmatique temps réel est donc encore loin d'être une réalité;
"Je pense que c'est le critère du ciblage géographique qui structurera dans un premier temps le marché de la publicité segmentée", estime Emmanuel Crego. L'offre pourrait donc séduire des annonceurs comme les réseaux de franchises ou les concessionnaires. Pas une révolution donc, mais un plus non négligeable pour un secteur en perte de vitesse.