Avec Dovekey, Google Ads se positionne enfin sur la fin des cookies tiers
Le géant de la publicité s'inspire d'une proposition formulée par Criteo pour concilier retargeting et respect de la vie privée. Mais les zones d'ombre sont encore nombreuses.
Elle était la grand absente d'un débat qui la concerne pourtant au premier chef. La division publicitaire de Google, Google Ads, ne s'était jusqu'à fin septembre pas exprimée sur le sujet de Privacy Sandbox, cette suite d'API ouvertes mise sur pied par le navigateur Chrome pour remplacer les cookies tiers. Pas de prise de position lors des calls hebdomadaires organisés par le W3C pour discuter de l'avancée du projet (au cours desquels on entend beaucoup plus l'équipe Chrome) ou de contribution écrite au sein du forum de la plateforme GitHub qui recense les propositions de l'industrie. Un silence plutôt étonnant alors que 82% du chiffre d'affaires d'Alphabet, la maison-mère de Google, provient de la publicité (chiffre 2019). Certes, Google, en bon walled garden qu'il est, est finalement peu affecté par la disparition des cookies tiers. Mais tout un écosystème est adossé aux solutions du géant de la publicité, de l'annonceur jusqu'à l'éditeur, et cet écosystème est directement affecté par ce changement de paradigme. Or, 10 mois après la présentation de Privacy Sandbox, il y a urgence. Car le délai de deux ans donné par Chrome est aujourd'hui bien entamé… sans que les choses n'aient vraiment avancé.
Nombre d'experts adtech estiment irréaliste de vouloir déployer des logiques aussi sophistiquées que celles des algorithmes de bidding dans le navigateur, comme l'ambitionne Chrome
Les équipes de Google Ads en ont peut-être pris conscience car elles viennent de prendre position sur GitHub concernant l'un des principaux use cases de la Privacy Sandbox, le retargeting. L'enjeu est de taille : concilier reciblage publicitaire et respect de la vie privée, en abandonnant la logique de ciblage one-to-one, selon les préférences individuelles des internautes, pour un ciblage réalisé à partir de groupes d'individus ayant des centres d'intérêt communs. Un défi auquel les équipes de Chrome proposaient initialement de répondre en déplaçant les enchères publicitaires directement dans le navigateur, de façon à protéger l'anonymat des utilisateurs. La mécanique, baptisée Turtledove (tourterelle en français), avait interpellé nombre d'experts adtech, qui estimaient irréaliste de vouloir déployer des logiques aussi sophistiquées que celles des algorithmes de bidding dans un environnement qui fait la part belle au javascript. Le spécialiste français du retargeting, Criteo, s'était même fendu d'une contre-proposition baptisée Sparrow (moineau), cet été.
Bid request contextuelle et comportementale
C'est de cette dernière proposition que les équipes Google Ads se sont s'inspiré, tout en restant dans le champ lexical ornithologique, avec Dovekey (colombe). Ce drôle d'oiseau propose d'introduire un tiers de confiance, un key value server (KVS), au sein duquel les acheteurs peuvent enregistrer, en amont, les paramètres de leur stratégie d'enchères. Prenons l'exemple d'une marque de prêt à porter qui segmente son audience en plusieurs groupes d'intérêt (1=chaussures, 2=costume, 3=jupes et ainsi de suite). Cet annonceur pourra, au sein de Dovekey, enregistrer le prix d'enchère associé à chaque groupe. Il pourra également le faire varier selon le contexte d'affichage. En clair, indiquer qu'il est prêt à payer 1 euro pour les utilisateurs du groupe 1 dans le contexte A, 1,10 euro pour ces mêmes utilisateurs mais dans un contexte B et ainsi de suite. A chaque nouvelle visite, le navigateur envoie aux acheteurs, par l'entremise du SSP partenaire, une bid request intégrant les principaux éléments de contexte (nom du site, type de format, emplacement…). Le SSP renvoie alors au navigateur l'enchère contextuelle gagnante.
Suite à cette première enchère, le navigateur envoie au KVS une clé réunissant plusieurs informations, dont le contexte de la page et le groupe comportemental auquel appartient le visiteur s'il est référencé. Le KVS renvoie alors toutes les enchères correspondant à cette clé au navigateur, qui les met en compétition avec l'enchère contextuelle gagnante. Si cette dernière est retenue, l'affichage se fait directement depuis le navigateur qui a la création publicitaire en stock. Si c'est une enchère "comportementale" qui l'emporte, le KVS est à nouveau sollicité, pour faire parvenir la création associée.
On le voit donc, c'est, si la proposition de Google Ads se concrétise, une machinerie des plus complexes qui se mettra en branle pour permettre le bon déroulé des enchères publicitaires en satisfaisant tous les partis : Chrome, qui veut s'assurer du bon respect de la privacy, et les sociétés adtech, qui veulent rogner le moins possible sur leurs capacités de ciblage. On ne serait, pour cette raison, plus en temps réel, les acheteurs se contentant de stratégies d'enchères établies bien en amont et donc beaucoup moins réactives.
"La valeur du contexte est importante, notamment pour les médias premiums. Ce modus operandi permet de s'assurer qu'elle est correctement valorisée lorsque l'annonceur fait du ciblage"
La proposition du géant de la publicité reste, à en croire Charles-Henri Henault, VP product platform & analytics de Criteo, une vraie bonne nouvelle : "Je me réjouis que les équipes Google Ads prennent enfin la parole sur le sujet et qu'elles le fassent en s'inspirant d'une proposition faite par un autre acteur". Pour des adtech qui ne veulent surtout pas de la solution proposée par Chrome, le soutien d'une autre des divisions de Google, et pas des moindres, est une vraie victoire. "Dans ce paradigme 'cohort-based' vendu par les navigateurs, il est impératif d'avoir un tiers de confiance garantissant l'intégrité de la transaction publicitaire, contrairement à la proposition initiale, Turtledove, où tout s'opérait au sein du navigateur", confirme Thibault Montanier, data et integration specialist chez Sirdata. D'autant que la méthode Turtledove a également le désavantage de contraindre le navigateur à précharger toutes les créations publicitaires au sein même du device de l'utilisateur, ce qui sur smartphone peut vite devenir problématique, selon Charles-Henri Henault. "Certes, c'est un moyen d'empêcher les annonceurs de savoir quelle publicité a été affichée et à quelle moment… mais ça a des conséquences pour le stockage du device." Dovekey a également le mérite de permettre aux adtech de lier le contexte de diffusion aux segments d'audience de l'annonceur, ce qui n'est pas le cas de Turtledove. "La valeur du contexte est importante, notamment pour les médias premiums. Ce modus operandi permet de s'assurer qu'elle est correctement valorisée lorsque l'annonceur fait du ciblage", estime Charles-Henri Henault.
Rome ne s'est pas construite en un jour… et Privacy Sandbox non plus. D'ailleurs, les questions que poserait l'arrivée de Dovekey sont légions. A commencer par le temps nécessaire à l'affichage de la création publicitaire gagnante. Il y aurait, dans cette configuration, non plus une mais deux enchères. Avec en prime, pas mal d'aller-retour entre le KVS et le navigateur. Suffisant pour rentrer dans les clous de 300 millisecondes du protocole open RTB ? L'inquiétude est d'autant plus légitime que l'on ne sait pas combien de KVS seraient nécessaires pour gérer les ad-requests à grande échelle. A raison d'un KVS par SSP (sachant qu'un éditeur collabore avec 5 à 10 SSP en moyenne depuis l'apparition du header bidding), cela ferait pas mal de monde. Il faudrait aussi trancher sur l'identité de l'acteur le mieux chargé d'endosser le costume de KVS. "Les sociétés opérant uniquement une plateforme de type SSP, c'est-à-dire n'ayant aucune autre implication côté buy side via une plateforme DSP, semblent les mieux placées pour jouer ce rôle", estime Thibault Montanier. Google ne s'est pas positionné. Pas plus qu'il n'a indiqué selon quelles règles le navigateur choisirait l'enchère gagnante. La plus rémunératrice ? La plus rapide ? La moins gourmande en data de ciblage ?
Le plan de vol est donc encore très flou… C'est d'autant plus préoccupant que le retargeting n'est qu'un cas d'usage parmi une dizaine d'autres (reach and frequency, programmatique garanti et deals ID, mesure de la performance publicitaire, attribution marketing…) sur lesquels Google Ads ne s'est pas positionné. Les plus optimistes retiendront néanmoins que dans un voyage aussi tumultueux que la recherche d'alternatives aux cookies tiers, il est déjà bon pour l'adtech de savoir que Google accepte de voler de concert avec le reste du marché. Que la solution finalement retenue s'appelle Turtledove, Sparrow ou Dovekey…