Google et Facebook prennent les commandes… Les annonceurs doivent-ils s'inquiéter ?
Le duo de choc propose de plus en plus aux marques de laisser ses algorithmes gérer la diffusion de leurs campagnes. Mais quand celui qui décide de la ventilation des budgets est celui qui vend l'inventaire, le deal n'est pas sans danger.
Qui a oublié Kaa, ce serpent qui susurre à l'oreille de Mowgli, le héros du Livre de la jungle, "Aie confiance, crois-en moi" ? C'est un peu le même ballet hypnotique que nous livrent aujourd'hui les deux têtes de pont du secteur de la publicité digitale, Google et Facebook, devenu Meta. L'objet de leur tentative de séduction ? Les annonceurs… Des annonceurs auxquels le duo tient le discours suivant : ayez confiance dans l'intelligence de nos algorithmes et laissez les tout gérer à votre place. La société dirigée par Mark Zuckerberg avait donné le "la" avec Facebook Ads, cette plateforme qui enjoint les marques à choisir parmi 8 objectifs de campagne (notoriété, installation d'applications, trafic en magasin…), à définir un budget et lui laisser faire le reste. Google lui emboîte le pas en faisant radicalement évoluer sa plateforme publicitaire. Son enjeu ? Simplifier une pratique jusque-là réservée à quelques agences spécialisées en faisant passer Google Ads d'une approche de ciblage par mots clés à une logique de ciblage d'audience. Indispensable pour toucher cette longue traîne des annonceurs, les petites et moyennes entreprises, sur laquelle Facebook a construit son succès.
C'est la raison pour laquelle Google introduit, depuis quelques années déjà, des fonctionnalités de "smart bidding" (enchères intelligentes en bon français) dans la plupart de ses outils publicitaires. Google Shopping s'était déjà mis au smart shopping, une fonctionnalité qui permet aux marchands d'automatiser le choix des enchères et des emplacements pour simplifier la gestion de leurs campagnes Shopping depuis 2018. Mais le géant de la publicité a décidé de démocratiser ce système d'enchères intelligentes à l'ensemble de son réseau (Search, Display, Discover, Gmail, Maps, YouTube) en lançant la beta d'une fonctionnalité nommée Performance Max, en mai 2021. Désormais tous les annonceurs, quels qu'ils soient, peuvent confier le destin de leur campagne à l'algorithme de Google. Et ceux qui n'osent pas sauter le pas peuvent toujours profiter des recommandations de la plateforme qui, lorsque l'annonceur opère ses campagnes de manière manuelle, ne se prive pas de dispenser ses conseils. "Google Ads pousse de plus en plus souvent des alertes du type "vous devriez augmenter votre CPC car votre part de voix est trop faible" ou "vous devriez enchérir sur tels mots-clés" que les annonceurs peuvent, s'ils cliquent sur une option, décider d'appliquer automatiquement", témoigne Guilhem Bodin, associé chez Converteo.
"L'algorithme est au service de son maître. Il est là pour vendre de l'inventaire et donc dépenser les budgets qui lui sont confiés"
C'est, sur le papier, plutôt vertueux. L'acheteur peut dégager une bonne partie du temps et des ressources qu'il consacrait au paramétrage des campagnes pour des tâches à plus forte valeur ajoutée. Les algorithmes de Google et Facebook pourront, eux, itérer en temps réel, bien plus rapidement que ne le ferait un être humain, pour optimiser le paramétrage de la campagne, voire corriger le tir. C'est, dans la réalité, parfois problématique. D'abord, parce que personne ne sait vraiment comment fonctionnent ces algorithmes d'enchères et que les équipes de Google restent plutôt évasives sur le sujet. "Les algorithmes ont fait le succès de Google, ce n'est pas étonnant qu'ils soient toujours très secrets là-dessus", commente Sylvain Le Borgne, head of expertise et innovation chez fifty-five. Même souci avec Facebook, qui propose désormais l'extension du ciblage avancé par défaut pour les campagnes de conversion. Autrement dit, Facebook va élargir artificiellement l'audience de l'annonceur s'il pense qu'il peut obtenir de meilleures performances. Sans toutefois dire comment et où…
Les raisons de ce mutisme sont peut-être légitimes, elles n'en posent pas moins question dès lors que le duo est, dans ce système, acheteur et vendeur. "L'algorithme est au service de son maître. Il est là pour vendre de l'inventaire et donc dépenser les budgets qui lui sont confiés", rappelle le professeur de marketing à Audencia Vincent Balusseau dans le chapitre "Le marketeur et l'algorithme" de l'ouvrage "Mange ta soupe" qu'il a co-écrit avec Wiemer Snijders, expert indépendant en marketing.
Difficile pour les annonceurs de vérifier que ces algorithmes ne vont pas à l'encontre leurs intérêts. Google et Facebook ont pris soin, ces dernières années, de restreindre l'accès aux données qui leur permettraient de s'en assurer… 30% des requêtes ayant conduit à une impression ou un clic facturé à l'annonceur ne sont désormais plus communiquées sur Google Ads. De même, les annonceurs n'ont plus accès aux URL de diffusion sur le Google Display Network. Sur Facebook, on connait juste les environnements retenus (Facebook, Messenger, Instagram…), les catégories d'emplacements (feed, story…) et le pourcentage de l'enveloppe qui leur est alloué. Mais on n'en sait pas beaucoup plus sur le contexte de diffusion. A quels contenus a été associée la campagne et à quel prix ? Ce dernier varie-t-il selon que la publicité soit accompagnée de contenus UGC ou média ? Aucune idée !
Comment s'assurer, dans ces conditions, que Facebook a dépensé le budget de l'annonceur du mieux possible ? Quel crédit accorder aux bonnes performances d'une campagne Smart Shopping de Google, quand on est incapable d'isoler les conversions générées sur une requête de marque de celles qui ont été réalisées après des requêtes plus génériques ? "Le problème de Smart Shopping, c'est que ça mélange tout, ce qui peut booster de manière artificielle les performances d'une campagne", déplore Mathieu Ceccarelli, expert indépendant en acquisition. Facile de convertir quand on recible des internautes déjà passés par le site de la marque. Mais problématique quand on ne dit pas dans quelle proportion.
"Faire en sorte que l'algorithme choisisse les emplacements publicitaires à la place de la marque, c'est le meilleur moyen de remplir l'inventaire moins qualitatif"
Cette tambouille un peu opaque va, sans surprise, rarement contre l'intérêt de Google ou Facebook. Cela vaut pour les conversions que le duo, qui a une empreinte sans égale sur le Web, peut s'attribuer même s'il n'en est pas le seul responsable. Mais cela vaut aussi pour la gestion des emplacements publicitaires. Faire en sorte que l'algorithme les choisisse à la place de la marque, c'est, à en croire Mathieu Ceccarelli, "le meilleur moyen de faire en sorte que la pression ne soit pas trop forte sur les bons inventaires, en évacuant une partie des budgets vers des emplacements généralement oubliés des marketeurs." Le réseau AdSense chez Google, la colonne de droite chez Facebook, par exemple. "Un des dangers, c'est bien sûr qu'une majoration de prix sur un type d'emplacement passe à la trappe, parce qu'elle est noyée dans un reporting global", pointe de son côté Guilhem Bodin, associé chez Converteo. En clair, que l'algorithme vous fasse payer plus cher que si vous aviez acheté cet inventaire manuellement. Ou que le budget donné par la marque soit tellement important qu'il contraint l'algorithme à aller toucher des audiences pas vraiment concernées par le produit mis en avant.
Les problèmes posés par ce manque de transparence sont tout aussi évidents pour tout ce qui touche à la mesure de la performance, où les annonceurs peuvent rarement distinguer ce qui est réellement mesuré de ce qui est simplement modélisé. "Plus personne n'est capable de tracker 100% des conversions, pas plus Facebook que Google", prévient Guilhem Bodin. Pour remédier à la disparition des cookies tiers, la baisse du consentement et autres paramètres qui limitent sa capacité à tout traquer, le duo est contraint de mettre en place, comme le reste du marché, des outils de mesure probabilistique. "Le problème c'est que ce n'est pas effectué en toute transparence", regrette Guilhem Bodin. Et l'annonceur auquel on dit que sa campagne Google Ads a généré X conversions ne sait pas toujours distinguer celles qui sont réellement mesurées de celles qui sont attribuées de manière probabilistique. La nuance est pourtant de taille.
C'est tout le problème que pose, par exemple, la démocratisation du modèle d'attribution de Google dit data-driven. Pour inciter les annonceurs à abandonner un modèle last-click dont on connait désormais bien les limites (ne valoriser que les canaux bas de tunnel), Google a décidé d'appliquer par défaut son modèle d'attribution data-driven. "Aussi efficace que soit ce modèle, cette annonce pose problème parce qu'on ne sait pas ce qu'il y a derrière", regrette Sylvain Le Borgne. Et de poursuivre : "On a besoin de savoir quelles données sont prises en compte, sur quelle période de temps et de comprendre quelle valeur est donnée à chaque point de contact." C'est, selon notre expert, le seul moyen de s'assurer que le modèle d'attribution de Google ne favorise pas son propre inventaire. Facebook n'est, lui non plus, pas exempt de reproches sur le sujet. Les données relatives à la performance des campagnes Facebook sont certes certifiées par des mesureurs tiers mais ces derniers ne les captent pas directement. Ils se contentent de structurer celles que Facebook leur remonte… pas toujours avec succès, comme en témoignent les nombreux scandales de mesure qui ont émaillé l'histoire de la plateforme.
Les annonceurs ont-il le choix ? Pas vraiment à en croire Sébastien Broussois, directeur associé chez Resoneo. "Sur le marché, il n'y a que Google et Facebook qui sont à même de faire de l'attribution multi-touch et cross devices, parce qu'ils sont les seuls capables de savoir que c'est une même personne derrière tel ordinateur et tel smartphone." Ce serait évidemment plus confortable qu'un tiers de confiance soit capable de faire de même "mais ce n'est pas possible", regrette le dirigeant. Les annonceurs auraient donc deux options : faire du multi-touch attribution avec des outils d'analytics classiques et accepter d'avoir une vision cloisonnée du Web et de l'in-app. Ou faire confiance à Google et Facebook et recouvrer une vue cross-device. C'est souvent la deuxième option qui s'impose.
D'abord parce que les équipes commerciales de ces plateformes la matraquent depuis des mois, voire des années. "Google a vraiment l'oreille des annonceurs, que ce soit via ses collaborateurs dépêchés sur place ou des resellers zélés", observe Mathieu Ceccarelli. Mais aussi parce que l'automatisation made in Google simplifie beaucoup de choses. A commencer par la vie des agences médias, qui perdent moins de temps dans le paramétrage et peuvent se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée. Ou encore les reportings de fin de campagne. "Certaines agences se doutent que les résultats revendiqués par Google ou Facebook sont gonflés mais elles préfèrent passer outre, considérant que ça valorise aussi leur travail", pointe Mathieu Ceccarelli. Même jeu de dupe, côté annonceurs, où un responsable de l'achat média pourra être réticent à challenger un modèle qui booste artificiellement les performances de ses campagnes… et, ce faisant, lui permettra de briller auprès de sa hiérarchie. "Perdre un peu de lisibilité sur les résultats, c'est acceptable si les résultats s'améliorent", résume Sébastien Broussois. Tout le monde gagnerait donc à ce que l'opacité perdure. Et même ceux qui voudraient s'y opposer semblent s'y résoudre. "On a l'impression que beaucoup d'annonceurs se disent qu'ils n'ont pas le choix. Que Google dicte les règles et que c'est à eux de s'adapter", déplore Sylvain Le Borgne.
"On a envie d'avoir confiance en Google mais il faut qu'il nous donne des gages de bonne volonté"
Comment limiter la casse ? Guilhem Bodin, qui prêche un peu pour sa paroisse, recommande aux annonceurs de se faire accompagner dans l'analyse de la performance de leurs campagnes. "L'opérateur, qu'il s'agisse d'un collaborateur de l'entreprise ou de l'agence média, aura bien souvent la tête dans le guidon." D'où le besoin de s'équiper en nouvelles compétences pour challenger les données remontées par Google and co. "Avoir un expert search, c'est toujours important, mais il doit être capable de parler avec les data analystes, responsables analytics et chargés de projet de l'entreprise", conseille l'expert. Un décloisonnement des ressources qui est indispensable pour voir clair dans le jeu des vendeurs d'inventaires. Et qui est d'autant plus important que c'est, au fond, tout l'univers programmatique qui sera, à terme, concerné. "TV, radio, affichage… Tous les supports se mettent à la vente automatisée d'inventaire", prévient Guilhem Bodin.
Aux annonceurs de challenger les performances des outils de smart bidding en menant, en parallèle, des campagnes manuelles. Ou de faire de même pour les conversions remontées par Google et Facebook, en faisant de leur outil d'analyse site centric un juge de paix capable de dire si les plateformes sont bien les seules impliquées dans une conversion qu'elles s'attribuent. Aux annonceurs, enfin, de poser les limites. "Le garde-fou, c'est le budget maximum qu'une marque est prête à dépenser, estime Sylvain Le Borgne. C'est là que l'automatisation s'arrête." Les marques doivent également être toujours plus précises dans les objectifs qu'elles définissent et les valeurs qu'elles attribuent à chaque prospect. "Un lead qui souscrit à un service gratuit n'a pas la même valeur qu'un autre qui souscrit à un service payant", rappelle Sylvain Le Borgne. Encore faut-il le dire à l'algorithme.
Dernière option enfin, se réunir pour demander à Google et Facebook d'ouvrir le capot. "Si toute l'industrie le demande, on peut y arriver", assure Sylvain Le Borgne. Le marché peut trouver un bon allié en la personne de la Commission européenne, qui a présenté début 2020 un livre blanc sur l'IA dans lequel elle propose que les systèmes d'intelligence artificielle à haut risque soient certifiés, testés et contrôlés, comme le sont les voitures, les cosmétiques et les jouets… "On a envie d'avoir confiance en Google mais il faut qu'il nous donne des gages de bonne volonté", conclut Sylvain Le Borgne.
Cet article est également publié dans Adtech News, supplément papier du magazine CB News réalisé par le JDN, dédié à l'adtech et au martech. Dans l'édition de novembre, un dossier sur la blackbox de Google et Facebook, une interview du patron du média d'Essity France, une réflexion sur le marketing mix modeling, un focus sur Storyzy et le baromètre du programmatique.