Apple délaisse la Chine au profit de l'Inde, illustration d'un tournant géopolitique majeur
Face à la guerre commerciale intensive que mène Donald Trump contre la Chine, Apple va accélérer le déplacement de sa production depuis l'empire du Milieu vers l'Inde. Un basculement stratégique qui vise à éviter les tarifs douaniers prohibitifs que le président américain entend imposer aux produits chinois importés, mais qui constitue aussi, pour le fin stratège qu'est Tim Cook, un geste de bonne volonté visant à amadouer Donald Trump, au même titre que la toute récente annonce d'IBM concernant l'investissement de 150 milliards de dollars aux Etats-Unis sur les cinq prochaines années.
Avec l'Inde, Apple n'en est pas à son coup d'essai. Le groupe à la pomme mise depuis déjà plusieurs années sur cette puissance émergente pour diversifier sa production et limiter sa dépendance à la Chine. Une stratégie visant à limiter les risques alors que le découplage sino-américain est un axe stratégique de long terme voulu aussi bien par les républicains que par les démocrates. La dernière annonce d'Apple en la matière est particulièrement ambitieuse, puisque le groupe entend produire en Inde la totalité des 60 millions d'iPhone qu'il vend chaque année aux Etats-Unis, marché qui compte pour 28% des ventes d'iPhone dans le monde, selon les données de l'International Data Corporation.
Un découplage au long cours
Voici déjà quelque temps que le groupe à la pomme a les yeux rivés sur l'Inde. "Apple a commencé à développer sa production en Inde il y a dix ans, avec de premiers iPhone assemblés sur place en 2017", note Horace Dediu, consultant indépendant qui suit l'industrie du smartphone et Apple. Le groupe à la pomme a mobilisé ses fournisseurs historiques, comme les taïwanais Foxconn et Pegatron, ainsi que des partenaires locaux, dont Tata Electronics, pour y déployer des activités industrielles de pointe susceptibles de répondre à ses besoins.
Mais ses motivations ont évolué avec le temps. "Au départ, le plan était de fabriquer en Inde pour les consommateurs indiens, notamment du fait des barrières douanières existantes entre l'Inde et la Chine, qui rendaient les coûts prohibitifs pour les acheteurs indiens. Mais l'idée est désormais d'y produire beaucoup plus d'iPhone que le marché local ne pourra en absorber."
Alors que les relations avec la Chine se tendaient de plus en plus, d'abord sous la première administration Trump, puis sous Joe Biden, Apple a en effet jugé prudent de limiter sa dépendance à l'empire du Milieu, tandis que New Delhi cherchait à appâter le groupe à coup de subventions et crédits d'impôts. Soucieux de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, Apple a également misé sur le Vietnam, où la production de MacBook a démarré en 2023, suivie de celle d'AirPods Pro, d'Apple Watch et d'iPad. Le groupe étudie aussi l'implantation d'activités de production en Indonésie.
Il suit en cela une stratégie adoptée par nombre de géants du numérique américains, qui sentent les relations s'envenimer de plus en plus entre Washington et Pékin. C'est le cas de HP, qui prévoit de fabriquer 90% de ses produits vendus en Amérique du Nord hors de Chine, en particulier au Mexique et au Vietnam, d'ici la fin 2025. Ou encore de Google, qui en 2019 a déplacé la production de son téléphone Pixel au Vietnam. Mais Apple demeure particulièrement dépendant de la Chine : 90% de ses iPhone y sont encore assemblés par Foxconn. En outre, contrairement à ses rivaux comme Google, Meta et Microsoft, qui tirent une large portion de leurs revenus du logiciel, Apple est extrêmement dépendant de ses produits manufacturés : l'iPhone compte à lui seul pour la moitié du chiffre d'affaires de la société.
Les défis du virage indien
Le coup d'accélérateur que le groupe à la pomme entend désormais mettre pour rapatrier sa production en Inde ne va pas sans poser un certain nombre de défis. Satisfaire la demande du marché américain implique de doubler la production d'iPhone que le groupe y assemble actuellement, ce qui représente un effort industriel conséquent. Surtout, l'Inde peine encore à rivaliser avec les usines high-tech, très performantes et automatisées de l'empire du Milieu. Les usines indiennes d'Apple se sont ainsi heurtées à des problèmes de contrôle qualité à répétition : les iPhone 15 assemblés sur place ont par exemple connu des taux de retour élevés, engendrant des coûts supplémentaires pour Apple et contraignant même le groupe à rebasculer temporairement une partie de sa production vers la Chine.
Les infrastructures indiennes ne sont pas non plus au niveau de celles de la Chine, ce qui cause des difficultés logistiques pour Apple. Les syndicats y sont en outre beaucoup plus puissants, et la multiplication des grèves et mouvements sociaux ont également déréglé la production d'iPhone par le passé.
Apple demeure enfin dépendant de composants et matières premières importés de Chine pour assembler ses iPhone en Inde. Ainsi, "le défi ne consiste pas seulement, pour Apple, à accroître la taille de ses opérations, mais aussi à se procurer davantage de composants auprès de fournisseurs locaux, et à gérer les barrières douanières pour ceux qui devront continuer à être importés de Chine", note Horace Dediu.
D'autant que Pékin n'a guère l'intention de demeurer les bras croisés tandis que Tim Cook rapatrie ses opérations hors de son pays. Plus tôt dans l'année, les autorités chinoises ont ainsi interdit à l'un des fournisseurs d'Apple d'exporter un composant clef dont l'entreprise avait besoin pour la production de son iPhone 17 en Inde, selon le media d'investigation américain The Information. Selon ce dernier, Pékin multiplie les actions pour faire dérailler la production indienne d'Apple, retardant ou bloquant l'exportation de composants sans explications. Foxconn aurait ainsi vu le délai moyen pour obtenir l'approbation des autorités chinoises afin d'exporter des composants passer de deux semaines à quatre mois. Les autorités chinoises disposent donc d'un levier de pression qu'elles pourraient utiliser si le bras de fer se poursuit avec Donald Trump.
Un tournant géopolitique
Peu de chances, toutefois, pour que les actions de Pékin infléchissent la volonté de Washington de s'éloigner de la Chine au profit de l'Inde, une constante qui résiste à l'alternance entre présidents républicains et démocrates à la Maison-Blanche. Démarrée sous Trump, accentuée sous Joe Biden, la guerre commerciale sino-américaine ne semble aujourd'hui pas près de s'éteindre, bien au contraire.
Depuis sa réélection, Donald Trump semble en outre vouloir accélérer le rapprochement avec l'Inde, également promu par son prédécesseur. Narendra Modi s'est rendu à la Maison-Blanche peu après la prise de pouvoir de Donald Trump, le 12 février dernier, lors d'une rencontre visant à renforcer les liens entre les deux puissances en matière de commerce, de défense, de technologie et d'énergie. La coopération militaire est particulièrement à l'ordre du jour, alors que les Etats-Unis souhaitent opérer un basculement de leurs priorités militaires depuis l'Europe vers l'Asie, un changement stratégique majeur qui remonte aux années Obama. Les deux pays doivent ainsi signer d'ici la fin de l'année un accord de coopération militaire d'une durée de dix ans. L'exercice militaire conjoint Tiger Triumph, qui a eu lieu en avril, est l'un des exemples les plus concrets de cette coopération. La production de missiles Javelin et de véhicules de combat Stryker en Inde est également en cours de discussion.
Enfin, l'Inde pourrait bien être le premier pays à signer un accord bilatéral avec les Etats-Unis, en échange de quoi Donald Trump annulerait les droits de douane de 26% qu'il a prévu de mettre en place sur les produits indiens. JD Vance s'est récemment rendu en Inde avec son épouse (d'origine indienne) dans cette optique. Davantage qu'une simple restructuration stratégique, le basculement d'Apple vers l'Inde est donc le signe d'un mouvement tectonique profond dans la stratégie géopolitique américaine en Asie.