Le cafouillage d'OpenAI est aussi celui de l'interventionnisme trumpiste
Il aura suffi d’une phrase pour mettre le feu aux poudres. Lors d’un événement organisé par le Wall Street Journal en Californie, Sarah Friar, la directrice financière d’OpenAI, a semblé suggérer que le gouvernement américain pourrait soutenir les investissements massifs déployés par son entreprise en offrant une garantie sur sa dette.
"Nous cherchons à constituer un écosystème composé de banques, d’investisseurs en capital-risque, peut-être même du gouvernement", a-t-elle déclaré, "en guise de garantie, de caution qui permette au financement d’avoir lieu, afin de réduire le coût de celui-ci, mais aussi d’augmenter le ratio prêt/valeur, c’est-à-dire la quantité de dettes que l’on peut contracter en plus d’une partie en fonds propres." "Un filet de sécurité fédéral pour l’investissement dans les semi-conducteurs ?", l’a interrogée la journaliste, à quoi Sarah Friar a répondu : "Absolument".
Panique à bord
L’échange a suscité une tempête dans le monde de l’IA, certains y voyant un aveu à peine voilé de la part d’OpenAI que sa stratégie d’investissements tous azimuts financés par la dette est hautement risquée et que, dans le cas où les gains escomptés de l’IA ne seraient pas suffisamment rapides à émerger et que la bulle éclaterait, le gouvernement américain pourrait être contraint de venir à sa rescousse pour éviter la chute de son champion national. Dans les heures suivantes, David Sacks, qui pilote la stratégie de l’administration Trump sur les cryptos, a pris la parole pour écarter toute ambiguïté et affirmer qu’il "n’y aurait pas de sauvetage de la part du gouvernement pour les entreprises de l’IA", ajoutant que même OpenAI n’était pas trop grosse pour faire faillite : les Etats-Unis "ont au moins cinq grandes entreprises à la pointe des modèles d’IA. Si l’une d’entre elles échoue, d’autres prendront sa place."
Sam Altman a lui-même été contraint de monter au créneau pour limiter les dégâts : "Nous n’avons pas et ne voulons pas de garanties gouvernementales pour les centres de données d’OpenAI", a-t-il écrit en introduction d’un long message explicatif sur X. Sarah Friar a elle-même rétropédalé dans un message LinkedIn, affirmant que ses propos avaient été mal compris. "Je voulais dire que la domination américaine sur les nouvelles technologies requerra la construction de vraies capacités industrielles, ce qui nécessitera que le secteur privé et le gouvernement jouent leurs rôles respectifs."
L’ombre d’une bulle de l’IA
Ce cafouillage illustre la crainte d’un potentiel éclatement de la bulle de l’IA, alors que les géants technologiques engloutissent des sommes folles dans les infrastructures d’IA et atteignent des valorisations record, pour des résultats concrets qui ne semblent pas encore être à la hauteur. OpenAI a prévu à elle seule de dépenser plus de mille milliards de dollars pour s’équiper en semi-conducteurs de pointe au cours des prochaines années, afin de conserver sa position dominante dans la course à l’IA. Ce qui conduit la start-up (qui a atteint une valorisation inédite pour une société privée) à contracter d’importantes quantités de dettes. Dans ce contexte, le moindre signal faible suggérant qu’elle n’est pas certaine de pouvoir rembourser a de quoi affoler les compteurs.
A cela s’ajoute un complexe jeu de prêts, d’investissements et de financements entre acteurs de l’IA qui frôle la spéculation pure et simple, ajoutant aux craintes d’une bulle spéculative susceptible d’éclater au moindre vacillement de la confiance dans les capacités transformatrices de la technologie… ou dans celles des leaders de l’IA à payer leurs dettes. Sam Altman a lui-même comparé la situation actuelle sur le marché de l’IA à celle de la bulle Iinternet lors d’un échange avec des journalistes en août.
Le poids démesuré qu’occupent les Sept magnifiques dans le système financier international — ils comptent à eux seuls pour plus de 37% de la valorisation du S&P 500, l’un des principaux indices boursiers américains — renforce encore les craintes, avec un risque de détonation systémique en cas de crash des valeurs de l’IA. Scott Galloway, un expert américain indépendant sur les nouvelles technologies, a récemment parlé d’un séisme qui ne laisserait aux investisseurs "nulle part où se cacher" en cas d’effondrement d’OpenAI.
Les risques de l’interventionnisme trumpiste 2.0
Cette affaire souligne également le revers de la médaille de la stratégie interventionniste que déploie l’administration Trump 2.0 dans l’économie, et en particulier dans les nouvelles technologies. En rupture avec le “laisser-faire” qui imprégnait le Parti républicain depuis Ronald Reagan, Donald Trump et son entourage s’impliquent en effet de manière croissante dans les industries stratégiques.
Cet été, le gouvernement américain a signé un accord inédit permettant à Nvidia et AMD de reprendre l’exportation de puces d’IA en Chine moyennant une taxe fédérale ponctionnée sur leurs ventes. Le gouvernement américain a également pris une participation dans le géant des semi-conducteurs Intel ainsi que dans MP Materials, qui mine des minerais critiques. Il a aussi permis à Nippon Steel de racheter U.S. Steel, en échange d'une entrée de Washington au capital. Une prise de participation gouvernementale dans plusieurs champions du quantique en échange de financements fédéraux est également en discussion. Le président américain a par ailleurs cherché à influencer les décisions des grandes entreprises, menaçant celles-ci de droits de douane pour les inciter à produire davantage aux Etats-Unis ou à baisser leurs prix, ou tissant des accords commerciaux à l’étranger profitant à certaines sociétés américaines.
Cette politique ne manque pas d’aspects séduisants. Pour les entreprises, elle permet d’obtenir l’appui politique et financier du gouvernement américain, un allié de poids dans la concurrence qu’elles mènent à l’international. Le gouvernement y voit de son côté l’opportunité de promouvoir ses champions nationaux pour faire rayonner son prestige, mais aussi de dégager de nouveaux canaux de revenus, comme l’illustre l’accord chinois avec OpenAI et AMD.
Mais cette collusion entre le gouvernement et les géants technologiques américains, qui plus est à l’heure où des soupçons de bulle financière pèsent sur l’économie de l’IA, génère également un certain nombre de risques. En particulier, les entreprises sont ainsi incitées à prendre des décisions pour se concilier les faveurs de Donald Trump, plutôt que pour leur strict intérêt économique. Ainsi, si OpenAI a certes intérêt à investir de fortes sommes pour mettre la main sur les meilleures puces, s’équiper en centres de données et rester dans la course à l’IA, annoncer des investissements énormes aux Etats-Unis est aussi pour elle une manière de se concilier les faveurs de Donald Trump, avec le risque de prendre des décisions susceptibles de mettre en danger son équilibre financier.
En outre, cette collusion peut conduire les entreprises à compter sur l’intervention du gouvernement américain, ce qui, combiné avec l’imprévisibilité de l’administration Trump, peut générer un cocktail explosif susceptible de créer des chocs de confiance comme le miniséisme qu’OpenAI vient de connaître. Il est ainsi possible que les propos de Sarah Friar aient été mal interprétés… Ou qu’OpenAI ait vraiment cru, suite à de récents échanges avec l’administration Trump, que celle-ci comptait lui offrir des garanties sur sa dette. Cette fois-ci, les dommages ont été contenus, mais l’interventionnisme de l’administration ouvre la porte à de futurs dérapages du même genre, dont les conséquences pourraient être plus sérieuses.